NAGUÈRE, DES ÉCOLES - ÉPISODE 17
Le Lutin d'Ecouves

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NAGUÈRE, DES ÉCOLES - ÉPISODE 17

Par Le Lutin d'Ecouves - 07-07-2014 11:48:27 - 13 commentaires

Monsieur Roland

1966-67

J'étais un élève médiocre, comme on disait à l'époque. Arrivé à l'école de la Chiffogne au cours de l'année précédente, je m'étais retrouvé au milieu de garçons bien meilleurs que moi et il avait été convenu que j'allais redoubler ma 7ème que l'on n'appelait pas encore CM2.

Je n'étais pas fâché en cette rentrée 1966 de changer de maître, le précédent étant passablement effrayant. J'étais admis chez Monsieur Roland, dans l'autre 7ème.

Nous n'étions que 29 garçons, ce qui était un progrès par rapport aux 36 à 37 élèves de mes classes de cours élémentaire ; et puis, c'était la classe de Monsieur Roland.

Cheveux gris en brosse, sempiternelle blouse et larges lunettes, Monsieur Roland devait avoir cinquante ans. Il fumait constamment en débitant son cours, ce qui justifiait le fait qu'été comme hiver, la fenêtre à gauche de son bureau était ouverte. La fumée, obéissante comme ses élèves, n'arrivait jamais jusqu'à nous et se contentait de fuir docilement par cette issue. Couverts de nos chemises, pulls en laine et blouses en coton ou nylon, nous n'avions jamais froid. Il faut dire que les légendaires hivers Francs-Comtois endurcissaient quiconque y survivait.
 
La rigueur était le maître mot de l’enseignement de ce maître à qui l'on confiait parfois la formation d'autres maîtres ; la rigueur et la clarté. Je me mettais à comprendre ce qui m'échappait jusqu'ici par manque de précision ou par manque d'intérêt de ma part. Le monde était plus clair, plus lisible.
 
Chaque erreur, chaque manquement au règlement, chaque leçon non apprise donnait lieu à l'inscription sur le cahier de sanctions-récompenses tenu par le premier de la classe. Le barème était clairement établi et chaque punition pouvait être compensée par un bon résultat. C'est comme cela que mon aisance naturelle en orthographe servait de contre-feu à ma paresse en ce qui concernait les leçons.
 
Ce modus vivendi apparemment sévère était bien vécu par le groupe qui en acceptait les tenants et les aboutissants car tout cela se passait dans le calme ; Monsieur Roland ne se fâchait jamais.

L'année scolaire était un long fleuve tranquille qui déroulait sur trente heures hebdomadaires ses divisions à virgule, ses hectares, ses verbes au conditionnel passé deuxième forme, ses participes passés employés avec avoir et ses dictées-questions quotidiennes. Entraînés sur cinq jours pleins comme des sportifs de haut niveau, nous ne pouvions être que bons. Même moi, petit redoublant.
 
C'eût pu être ennuyeux comme une année de collège mais Monsieur Roland était passionnant. Il savait tout, du moins le croyions-nous ; il avait tout vécu et avec cet ancien maquisard communiste, la seconde guerre mondiale devenait une épopée vue de l'intérieur. Il avait aussi un goût prononcé pour les sciences et, avec lui, les pages du livre de leçons de choses sortaient à l'air libre. Je me souviendrai toujours de cette expérience de chimie lors de laquelle avec de l'acide et du cuivre, il fit apparaître, tel un magicien, une fumée violette dont le comportement quasi-vivant me fascina.

La culture physique avait une bien maigre place en fin d'année le samedi après-midi et la musique se pratiquait sous la direction du monsieur qui parlait dans l'imposante radio à lampes qui trônait sur l'armoire. De ces séances, je me souviens seulement de la fin d'année lors de laquelle nous apprîmes avec enthousiasme l'Hymne à l'Universelle Humanité de Marcel Bouchor sur l'air de l'Ode à la Joie de Beethoven. 

Cette année passée dans le calme, l'ordre, la clarté et la précision avait fait de moi un bon élève et, lors de la "composition" du mois de juin qui reprenait les épreuves passées par la classe de certif, j'eus la surprise de terminer en tête, devant le jusqu'ici indéboulonnable premier qui piqua du nez pour l'occasion.

Mon père, dont les sentiments restaient sanglés dans son uniforme d'officier de cavalerie, exprima son contentement en me disant : "C'est bien". Et il m'offrit un cahier, une gomme, quelques crayons et une énorme pièce de cinq francs. Il était fier de moi.


Dès la rentrée de sixième, incapable de comprendre le monde dans lequel j'évoluais, j'entamai une lente descente qui devait m'amener à un second redoublement en quatrième. Monsieur Roland était déjà loin. Je ne le revis plus.


Et pourtant, toutes ces règles d'orthographe, problèmes de trains, anecdotes historiques ou schémas du corps humain résonnaient en moi, raisonnaient en moi. Et dans les moments les plus sombres de mon parcours scolaire chaotique, Monsieur Roland était toujours là, avec sa rigueur, son calme et sa clarté. Comme une bouée que l'on lance à celui qui se noie...




******

4 juillet 2014

La porte de l'école Jules Ferry se referme en produisant un claquement sec. Je marche d'un pas décidé le long de l'austère façade datant des premières années du vingtième siècle. Je n'enseignerai plus. Changer de vie, c'est aussi simple que ça.



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13 commentaires

Commentaire de Yvan11 posté le 07-07-2014 à 12:00:52

Belles lignes une fois de plus.

Commentaire de domi81 posté le 07-07-2014 à 12:43:19

bonne retraite ! ;)

Commentaire de benoitb posté le 07-07-2014 à 15:08:54

Merci pour ce joli texte (une mention spéciale pour l'"homonomase" résonnante). Belle retraite !

Commentaire de Françoise 84 posté le 07-07-2014 à 17:04:35

Je te souhaite plein de bonheur pour cette nouvelle vie, Thierry! Gros bisous à tous!

Commentaire de blob posté le 07-07-2014 à 17:19:12

Bon vent Papy Lutin

Commentaire de 2ni_57 posté le 07-07-2014 à 18:41:25

Une porte qui se ferme, une autre qui va forcément s'ouvrir...
Faut juste ne pas trop trainer pour se faire pincer les doigts par la 1ere et ne pas se prendre la suivante en pleine poire, en arrivant trop vite dessus, c'est tout. C'est juste une question de "timing" à trouver, entre cette fin de "vie active" et ce nouveau départ pour le "reste de ta vie"...
Pas forcément évident, c'est sûr, mais bon... tu vas y arriver ! On croise les doigts pour toi...
Bonne retraite, Thierry !
Et au plaisir de continuer à te lire...
2ni

Commentaire de JLW posté le 07-07-2014 à 22:40:07

Pas si simple en fait.

Commentaire de Jean-Phi posté le 08-07-2014 à 10:08:15

Quelle plume ! Non seulement tu as l'orthographe aisée mais l'art de la narration également. Quel plaisir !

Commentaire de Arclusaz posté le 08-07-2014 à 11:22:59

Tu as été le Monsieur Roland de beaucoup d'enfants, avec ton style, surement différent !

Ils penseront à toi toute leur vie : quel beau métier.

Bravo et merci pour tout ça.

Commentaire de philtraverses posté le 08-07-2014 à 23:16:23

Tu fus, sans nul doute, un bon maître, ce qui est souvent le cas des élèves prétendument médiocres mais en réalité n'accrochant pas avec leur maître. Tu pars pour une retraite bien méritée, le sentiment du devoir accompli, après avoir formé des générations d'élèves. Encore un beau texte et un beau travail de mémoire, qui ferait une bien belle dictée et qui fait de toi un digne héritier de Marcel Pagnol,le saint patron des instits, ceci dit sincèrement.

Commentaire de caro.s91 posté le 09-07-2014 à 15:41:34

Forcément, j'ai essuyé une petite larme en te lisant.
Le claquement sec de la porte m'a fait penser à une exécution. Celle d'un maître d'école qui s'en va.
Ouvre vite une nouvelle porte et profite de ta retraite pour faire tout ce que tu aimes.

Bises,
Caro

Commentaire de philkikou posté le 14-07-2014 à 10:50:34

un chat pitre (et quel chapitre) de ta vie se ferme, pour faire plus de place aux chapitres déjà ouverts, et à d'autres à venir...
La façon d'enseigner à bien changer.. en mieux ou pas ?..sacré débat !

Commentaire de francois 91410 posté le 16-07-2014 à 21:54:02

mes pensées t'ont accompagné en cette journée particulière du 4 juillet ...
je ne doute pas une seule seconde que ton temps soit désormais encore plus compté et précieux !
à bientôt

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