Le cross
S'il est une discipline de l'athlétisme qui peut paraître étrange, c'est bien le cross. Son origine anglo-saxonne explique peut-être cela. Il faut être Anglais pour apprécier le fait de courir en hiver dans une campagne boueuse, généralement sous la pluie et poursuivi par des types chaussés de pompes à clous qui ne rêvent que de vous marcher dessus pour prendre votre place. Il faut être Anglais... ou cinglé.
C'est Eric qui m'a mis les pointes à l'étrier. Pas sur un bien sage cross réservé à la délicate élite de la FFA disputé sur un hippodrome ou un stade raisonnablement sale... mais non, pas du tout, j'ai fait mes débuts en cross dans une épreuve FSGT de l'Orne profonde où l'esprit boueux du vrai cross-country souffle encore son haleine bruineuse et glacée sur de hautes collines ouvertes aux assauts de vents aussi violents que vindicatifs. Orgères, ça s'appelle, un coin où ça monte et ça descend, où ce qui ressemble le plus à du plat est systématiquement en dévers, où le paysan qui prête ses champs n'a pas hersé l'herbe qu'il vient de couper pour tracer le parcours et où les flaques de boue se confondent avec les bouses de vache. Environ huit kilomètres pour tomber d'un champ à l'autre, pour escalader les herbages avant d'aller se tordre les chevilles dans un minuscule bosquet aux sentiers chafouins.
L'arrivée se fait en côte et, avant d'aller courir, on observe les enfants terminer leur course les larmes aux yeux et la rage aux pieds, puis les femmes, plus solidaires dans l'effort, mais qui finissent quand même les muscles bleus et le visage rougi. Enfin, c'est à nous, les hommes.
Brutalité du cross : l'on part à fond, les poumons dans la gorge et l'estomac juste derrière. Le cross a beau être anglo-saxon, il n'est pas fair-play, les virages sont pris à la corde en coupant l'élan de celui qui suit, les dépassements sont rapides pour éviter l'effet d'entraînement ; le cross se coupe au couteau. Au bout d'un tour, les poumons brûlent ; au deuxième les jambons crament ; au troisième, les oreilles fument. Le cross se cuit dans l'excès.
Un très bon athlète de ma connaissance m'a dit un jour "Tu sais que tu as bien couru quand tu as le goût du sang dans la bouche...", le cross procure ce type de sensation.
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Bien des années ont passé depuis ma première expérience à Orgères et j'entame ma troisième saison de cross en V3. Les choses ont bien changé, j'opte pour les cross courts, je ne démarre plus aussi vite et je me contente de modestes classements. Bientôt soixante-deux ans, j'ai droit au qualificatif de vieille pointe. A ceux qui débutent et me demandent des conseils sur la façon de courir un cross, je réponds "Le cross, c'est : à fond, à fond, à fond et tu vomis à la fin". C'est peut-être cela qui me plaît finalement, pas de stratégie, l'expression de la vigueur animale dans une nature hostile, ne pas réfléchir, être un corps.
Et puis, il y a l'arrivée, cette chaleur humaine autour du traditionnel vin chaud, cette fraternité et ce brassage social que je ne retrouve pas autant dans le marathon ou le trail ; c'est cette humanité au sens noble et populaire du terme qui me fait tenir et espérer être encore là pour mes soixante-dix ans. Sous la pluie, dans la boue mais humain et debout.
Jambes de cadettes à l'arrivée du cross de Montilly 2017.
(Ceux qui disent que les jeunes n'ont pas le sens de l'effort n'ont jamais vu un cross...)