« Des tuyaux partout ! Dans le nez, dans la bouche, dans le cul et même là où j’ai pas de trou. »
Petit déjeuner au kiosque, Violette et moi sommes suspendus aux lèvres d’un Bertrand qui paraît encore plus rond sans ses cheveux. S’il a l’aspect d’un primo, il n’en a pas le regard ; ses yeux pétillent toujours autant dans sa face de lune.
« Manifestement, ces cons, ils ont raté leur formatage vu que je me souviens de vous et du reste de la Communauté. Je me suis retrouvé branché de partout dans une sorte de hangar au milieu d’une flopée de types suspendus dans une lumière mauve. C’est tout ce dont je me souviens ; après, rideau.
- Mais, comment tu es arrivé là ?
- C’est cette saleté de tube rose. Quand j’ai ramené ce truc dans mon bungalow, je l’ai mis dans la cache sous mon parquet là où je rangeais nos réserves d’eau pure ; ensuite, je me suis jeté dans le pieu. Après toutes ces journées à boire de l’eau filtrée, vous devez être comme moi, je me suis mis à faire des insomnies et après nos calembredaines de la soirée, j’étais crevé. C’est le bruit qui m’a réveillé, le truc essayait de sortir. Quand j’ai ouvert la cache, j’ai vu qu’il avait muté. Il était en train de se faire pousser des sortes de pattes et une gueule ; de plus, il gigotait dans tous les sens. Quand j’ai voulu l’attraper, il s’est mis à crier ou plutôt à corner un sifflement qui m’a presque explosé les tympans.
- Mais c’est quoi ce truc ? Les grands yeux de Violette reflètent une crainte animale.
- J’ai bien mon idée sur la chose mais pas de preuve.
- Quoi, c’est autonome, ça vit ? L’idée que je suis arrivé sur la plage branché à cette saleté me hérisse le poil.
- Des cellules souches, reprend Bertrand, des cellules capables de produire n’importe quel organisme mais dotées d’un système d’alarme en cas d’agression. Ces machins ne meurent pas, ils se reconfigurent et en plus appellent au secours. C’est comme ça que je me suis fait poisser. Les natifs, je ne les ai pas vus arriver, l’autre tuyau en folie m’a donné un coup de boule et je suis parti dans les vapes. J’ai rouvert les yeux dans le hangar mais mon état de veille n’a pas duré longtemps avec toutes les saloperies qu’ils m’ont injecté.
- Et alors ?
- Et alors, Zatopek, je me suis réveillé dans mon lit. J’étais complètement abruti mais je n’avais rien oublié. Un bug dans leur formatage ou mon traitement à l’eau pure, j’en sais rien. En tout cas ils apprennent vite ces cons, ils ont refait mon sol et maintenant, plus de cache…
- Tous les sols on été refaits, tu n’es pas le seul.
- Ouais, en tout cas plus de stock d’eau. Je peux juste en filtrer au coup par coup. Il va falloir trouver autre chose pour vous tirer de là. »
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Notre escapade à moi et à Violette est tombée à l’eau, c’est le cas de le dire. Courir le plus loin possible en emmenant de l’eau filtrée m’avait pourtant paru une bonne idée pour nous échapper de cette prison de sable et d’océan.
Sur la fin de notre entraînement en vue de cette fuite, l’attitude de Violette était devenue plus ambiguë comme si elle ne croyait pas vraiment à notre libération. Était-ce la peur ou un certain manque de conviction ? En tout cas, sa course n’avait pas faibli, elle s’était toujours entraînée mue par une puissante énergie comme si courir l’aidait à exister.
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Je n’ai pas le moral mais, comme à l’accoutumée, quand je cours je ne me pose pas de questions. Violette a pris beaucoup d’aisance ces derniers temps et je me surprends parfois à faire des efforts pour la rattraper.
La discussion de ce matin avec Bertrand nous a un peu abasourdis et nous n’avons jusqu’ici pas évoqué la question. Nous courons maintenant sans but apparent hormis celui d’avoir l’impression d’exercer un contrôle sur notre corps, de le façonner, de le faire obéir, histoire de ne pas ressembler à la plupart des Résidents qui parcourent sans but une existence qui ne semble pas avoir de fin.
Si je n’en ai aucun souvenir, j’ai cependant gardé de mon passé de coureur un sens aigu de la vitesse et du temps. J’admire la foulée de Violette qui atteint maintenant les vingt à l’heure en fractionnés. Je n’ai pas besoin d’instrument pour mesurer cela, mon corps me renseigne ; tout comme la course immuable du soleil me permet d’évaluer précisément la durée des entraînements.
« Ça va peut-être suffire, Violette, on approche d'une heure trente. »
Elle me regarde sans me regarder, comme si je n’étais qu’un point sur le chemin de l’horizon. J’ai soudain peur de ne plus exister à ses yeux, de ne plus lui être d’aucune utilité maintenant que notre fuite est compromise.
Violette sourit et enlève sa tunique pour aller se baigner dans l’océan, ce qu’elle n’osait pas faire quand nous débutions nos entraînements. Je la regarde en sachant bien que je devrais éprouver quelque chose mais … rien.
J’y ai souvent pensé, j’ai tant vu d’absences et de regards vides. Il manque peut-être quelque chose à chacun d’entre nous dans cette communauté. Il faudra que j’en parle à Bertrand.
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Le natif me demande quel plat je désire en émettant cette série de sons incompréhensibles dont je comprends pourtant le message. Finalement, cette vie est plutôt facile. Nous sommes nourris et logés, il fait beau tous les jours et je cours quotidiennement avec Violette avant de retrouver Bertrand dont la vive intelligence est pour moi une indispensable stimulation.
« Bon, tu te pousses trou du cul ? »
Je souris, Bertrand est en forme ce soir. Il se fait servir par le natif et nous rejoignons Violette à notre table habituelle. Une fois le repas terminé, nous traînons sur la plage baignés par la lumière rougeâtre du crépuscule. Atteignant bientôt les rivages de l’endormissement, nous remontons tranquillement la dune. Violette nous précède de quelques mètres ; Bertrand me parle depuis un moment et il élève légèrement la voix, me sortant de ma rêverie :
« Hé Dugland, tu m’écoutes ? Je te disais, t’as vu leurs yeux aux natifs ?
- Euh oui, ils ont tous les mêmes. Une drôle de couleur et pas de clignement.
- J’ai bien vu que Violette, mon histoire, ça l’a fait flipper et j’ai pas tout dit à propos des yeux.
- Les yeux de Violette ?
- Mais non idiot bête, les yeux du machin ! Le tube, il s’était fait aussi pousser deux yeux, des yeux de natif. Et je peux te dire qu’avant de me mettre un coup de boule, il m’a regardé d’un air méchant. Je te fiche mon billet que les natifs, c’est aussi des cellules souches en perpétuelle évolution, voilà pourquoi ils changent tout le temps : ils grossissent ou s’étirent selon le moment. Ces faces de carême, ils nous amènent ici, nous nourrissent et peut-être nous recréent. Ils ne sont pas là pour nous servir, ils nous contrôlent. Ce ne sont pas nos larbins, ce sont nos maîtres ! »