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Le Lutin d'Ecouves

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Dans la catégorie Ma Vie avec les Morts

ON S'HABITUE À TOUT

Par Le Lutin d'Ecouves - 01-12-2020 12:44:20 - 5 commentaires


Ça a commencé un lundi avec le voisin et sa tête de veau. Pas vraiment un plat cuisiné mais une tête de veau vissée sur ses épaules qui me regardait fixement par-dessus la clôture. J’étais en train de photographier les derniers frelons asiatiques de la saison qui butinaient les fleurs de lierre du jardin. Les frelons, pacifiques comme à l’accoutumée, voletaient en silence et lui, il me regardait sans piper mot. Le plus surprenant, c’était mon absence de surprise. Pourquoi pas…

Comme chaque soir depuis le début du Grand Confinement, je sortis courir mes trois boucles : Avenue de Courteille, rue d’Echauffour, rue de la Fuie des Vignes, rue de Labillardière. Cela faisait 12 890 tours effectués ce lundi-là. Le chien du numéro 80 m’a salué d’un grognement qui m’a semblé moins indistinct que d’habitude, comme s’il me disait « Brome » ou « Broom ». Ce chien, je ne l’ai jamais aperçu derrière sa palissade mais il m’a toujours parlé.  A l’entrée du pont du chemin de fer, la Police contrôlait le passage vers Courteille mais ils ne m’ont pas arrêté, habitués qu’ils sont de me voir courir chaque jour avec mon laissez-passer épinglé dans le dos. Comme d’habitude, je les ai salués mais ils ne m’ont pas répondu. Ils n’avaient pas de bouche.

On s’habitue à tout et, quand je me suis aperçu que mon épouse avait une tête de loup, je ne fus pas plus surpris que cela. On se voyait de moins en moins, la faute aux multiples autorisations qu’il fallait remplir pour se rencontrer juste pour discuter sans parler des tests médicaux nécessaires. L’installation des caméras de surveillance domestique avaient rendu impossible toute tentative de fraude au confinement. Chacun à son étage et à chacun ses heures pour la toilette et la cuisine. Pas d’autorisation pour quelque rapport que ce soit, nous avons passé les soixante ans, c’est trop dangereux. On s’habitue. C’est vrai ça, on s’habitue à tout, j’avais depuis un moment des nausées quand je la voyais de trop près, était-ce des symptômes de la Maladie ou un avertissement subliminal, en tout cas  je me sentais de plus en plus mal à l’aise en sa présence. Alors, la voir avec une tête de loup, ça ne m’a pas surpris. Et puis, elle ne parlait plus car les loups ça ne parle pas. Contrairement aux chiens.

Ma consultation à distance avec le psy s’est bien passée. Lui, il avait encore une tête sur l’écran. Sa tête de chevêche échevelée coutumière et son air bienveillant. Je lui ai parlé du chien qui me salue, de la tête de veau et du loup. Lui, il m’a répondu en allemand. Je n’ai rien compris mais ça m’a fait du bien.

Je lis beaucoup. J’ai récemment relu « Face aux feux du soleil » d’Isaac Asimov. Ça se passe sur une planète où il y a tellement de place et si peu de monde que les habitants ont pris l’habitude de ne plus se voir que par écran interposé, les robots servant d’intermédiaires et de serviteurs à cette population claustrophile. Evidemment, la délinquance y est très faible et évidemment il y a un meurtre sujet de l’intrigue. Je ne me souvenais plus de la fin et quelle ne fut pas ma surprise quand je m’aperçus que les vingt dernières pages étaient blanches. Le livre ne voulait plus parler.

En fait, petit à petit, au bout de quelques semaines tout le monde a fini par ressembler à une ménagerie, les livres et la télé se sont tus et je me suis habitué à la tête de dindon du type du Drive qui m’apporte les courses.

On s’habitue à tout. J’ai fini par m’habituer à moi. Et puis, j’ai mon autorisation de sortie d’une heure par jour de 19h à 20h. Grâce à ma licence officielle de la Fédération Française Sportive de Confinement, je peux courir mes dix kilomètres quotidiens. Je croise ainsi de rares sportifs à tête de sanglier sur mon parcours. Ils me saluent silencieusement. Après tout, je ne suis pas si seul même s’il n’y a que le chien du 80 pour m’adresser la parole.

 

Photo chefsimon.com

 

 

Texte écrit pour la Gazette d'ici... et d'ailleurs (Alençon)

 

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FEND LA BISE

Par Le Lutin d'Ecouves - 18-06-2020 17:15:49 - 10 commentaires


Vous avez passé les soixante ans et il vous tombe un bout d'histoire personnelle comme ça, sans prévenir, une photo que je n'avais jamais vue auparavant ressortie d'une boîte à chaussures et que l'on m'a donnée il y a peu. "Tiens, toi qui fais de la course à pied..."
 
 
Les chaussures d'athlétisme, outil sophistiqué pour l'époque, font contraste avec la piste pour le moins rustique mais néanmoins entretenue. La campagne autour semble banale alors que, tout au contraire, elle est fortement exotique pour nous car située non loin de Hanoï l'actuelle capitale du Vietnam. On est entre 1951 et 1953.
 
La guerre, ce n'est pas comme dans les films, c'est beaucoup d'attente pour peu d'action et ces jeunes trentenaires s'occupent comme ils peuvent. Si le blond de gauche est taillé comme un athlète confirmé, le brun de droite a une attitude et une ligne moins conventionnelles. La disette et le travail obligatoire en Allemagne ne dataient que de quelques années et avaient certainement laissé des traces. Néanmoins, dans ce camp d'entraînement de l'Armée Française, il avait hérité du pseudonyme de "Fend la Bise" grâce à sa capacité de tenir son rang en sprint auprès de ses camarades. On aurait aussi pu l'appeler "Trompe la Mort" car c'est dans cette région que lors d'un de ses entraînements de course dans la nature il sauta sur une mine anti-char dont le souffle l'avait projeté la tête la première dans une mare dont il sortit indemne. Il faut dire que le Viêt-Minh fabriquait ses mines à l'efficacité aléatoire avec ce qu'il trouvait en démontant parfois des bombes et obus non-explosés.
 
Paul était peut-être déjà contaminé par le virus de l'hépatite "non-A - non B" contractée outre-mer et qui devait l'emporter en 1970. Il était en pleine forme et pensait souvent à son épouse et à sa petite fille de deux semaines qu'il avait laissée en Normandie et qu'il ne reverra qu'à l'âge de deux ans. Moi, je ne devais arriver que trois ans après juste pour son départ en Algérie.
 
Parmi les étoffes déchirées de la mémoire maternelle, il m'a fallu recueillir ces bribes décrivant quelqu'un que je n'ai pas connu en tant qu'athlète mais seulement en tant que père hyper-sensible sanglé dans le carcan de son éducation comme il l'était dans son uniforme. Le hasard ou la génétique a fait de moi un coureur de fond sans que je ne connaisse jusqu'ici cette histoire de "Fend la Bise".
 
Il est des occasions ratées dans la vie et on ne sait pas pourquoi. Paul ne m'a jamais parlé de ses aptitudes à la course, trop occupé par ses responsabilités d'officier puis par la maladie qui le rongea dès le milieu de la quarantaine. Peut-être aussi que cet homme né en 1922 ne savait pas que les pères étaient aussi autorisés à s'occuper de leurs jeunes enfants. Question de génération. Ne soyons pas trop prompts à déboulonner nos statues à la lumière de notre  contemporanéité. Je suis devenu trop vieux pour juger et c'est bien ainsi.
 

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MATIN VERT

Par Le Lutin d'Ecouves - 14-01-2019 14:38:32 - 10 commentaires


Zut, j'ai oublié de remonter mon réveille-matin, je vais être en retard au boulot... C'est vrai, avant, c'était avant, mon réveil c'était mon téléphone mais il fallait en faire des cochonneries pour fabriquer ces merveilles de technologie, des terres rares, des esclaves, des guerres... ben mon réveil il marche bien, euh quand je pense à le remonter.
 
Je repousse mes draps en grosse toile de lin verte et je sors vite de mon lit pour prendre mon petit déjeuner. Oh, je n'ai pas trop de distance à parcourir, mon studio peint en vert prune n'excède pas quinze mètres carrés mais cela me suffit grandement, je vis seul et depuis qu'on a évacué le superflu, il n'est plus nécessaire d'avoir autant de meubles et de rangements qu'avant d'autant que les appartements des nouveaux immeubles éco-durables n'intègrent plus de toilettes ni de salles de bain vu qu'il est maintenant obligatoire de faire ses besoins dans les collecteurs d'urine et de matière fécale installés au bout de chaque rue. Excellente l'urine pour l'apport en nitrates en ce qui concerne la culture... On s'habitue à l'odeur, je peux vous le dire, je travaille dans un jardin communautaire. Il se dit que les matières fécales posent des problèmes dans les grandes villes où les cultures n'absorbent pas toute la merde qui sort de l'intestin des urbains. Il se dit même que des problèmes de contamination de l'eau aux colibacilles sont apparus à Paris et Lyon mais les journaux en papier recyclé n'en parlent pas...
 
Moi qui avais l'habitude de tout livrer en même temps, j'ai dû m'entraîner à produire mes déjections séparément dans les conteneurs ad-hoc. Ça ne poserait pas trop de problèmes si le petit déjeuner n'était pas constitué de légumes et de jus riches en fibres. Les courgettes sont vraiment un problème pour moi, heureusement que le collecteur n'est qu'à quatre cents mètres. Bon, c'est pas grave, je cours vite malgré mon âge et puis on ne mange que des produits locaux donc les courgettes ne sont qu'un désagrément qui ne dure que quelques semaines. En hiver, avec les patates en galette et le jus de navet, je n'ai pas ce problème de transit ultra-rapide.

Tout cela pour dire que je ne m’attarde pas chez moi et que je me retrouve vite au collecteur, assis à côté de Bernard qui fait sa bouse avec application. Bernard, il est marrant et il a le même âge que moi. Ensemble, on parle à voix basse du temps passé, à l'époque où le vert n'était pas obligatoire. 
"Encore heureux qu'on peut encore chier marron, qu'il dit (il est un peu vulgaire mais rigolo), j'aurais du mal à faire autrement !"

C'est vrai, nos vêtements sont verts, les collecteurs sont peints en vert, les bâtiments sont verts mais c'est des nuances différentes, on ne s'ennuie pas...

"Et encore un jardin fumé, un ! dit Bernard, mon anus horribilis travaille pour la France en vert et contre tout !" Il a de l'esprit Bernard.

Nous bossons tous deux dans le jardin de Perseigne à l'endroit où se trouvait la Plaine des Sports. Le sport, nous n'en avons plus besoin vu que nous bossons toute l'année au bon air pour assurer la subsistance de chacun et puis, il en faut de la surface agricole vu les petits rendements que nous produisons. Tous ces types habillés en vert qui bossent avec des outils verts dans d'innombrables jardins verts pour produire des légumes verts, c'est sympa. C'est vrai, je préférais les tomates rouges aux tomates vertes rapport à ma célérité intestinale mais bon, même les patates verdies à la lumière sont mangeables.

A la pause, Bernard anime le groupe qui déguste son jus de salade : "Si vous saviez les gars, il paraît qu'il en arrive des vertes et des pas mûres (il a de l'humour), j'ai entendu dire que, contrairement à ce qu'on nous dit, la forêt d'Ecouves est rouverte à la promenade de nos Dirigeants et que l'étang de Radon est un lieu de villégiature pour nos "Cadres équitables."

Les jeunes, ils ne savent pas ce qu'est une forêt mais Bernard et moi, on courait en Ecouves dans notre jeune temps, c'était avant qu'on ferme les espaces naturels pour leur préservation. Au début, il y a eu de l'incompréhension mais après, les Gardes Verts ont remis les récalcitrants dans le bon chemin. Les Gardes Verts, justement, il y en a toujours un dans le coin pour encadrer les travailleurs. Leurs badines de bambou vert font sacrément mal et celui qu'ils emmènent n'est pas sûr de revenir ou alors il revient avec le cervelle bien lavée... ils ont de bons chimistes chez nos Cadres équitables.

"Tais toi le Bernard lui dit Régis, y'a des mouchards !"

C'est pas faux, j'ai même entendu dire que certains travailleurs avaient des avantages spéciaux s'ils informaient correctement les autorités. Il paraît même que certains obtiennent de la viande s'ils permettent une belle prise parmi les récalcitrants mais de ça on n'en parle pas trop... de la viande, rendez-vous compte alors que le végétalisme est devenu religion d'état. J'en frémis !

N’empêche, la forêt d'Ecouves, j'aimerais bien y retourner même si je ne suis qu'un ouvrier jardinier. Au début de la grande réforme verte et équitable, quelques résistants s'étaient établis en Ecouves, on disait qu'ils survivaient en mangeant des sangliers fort nombreux dans les bois. Ce bruit invérifiable sur la réouverture de la forêt à la promenade de nos Dirigeants est une mauvaise nouvelle pour les rebelles. Peut-être ont-ils été rééduqués et sont-ils devenus des bûcherons bio-équitables. Ou alors, ils servent de compost, va savoir.

La matinée se termine, je me dirige vers le Centre-Vertville pour le repas de midi. La Halle aux Toiles est redevenue une cantine comme dans les années soixante de mon enfance. En chemin, je me dis que tout ne va pas si mal, je travaille en pleine nature, je suis utile aux autres, je ne gagne pas grand chose mais les cinquante pour cent de taxes sur mon salaire servent à financer la transition écologique et puis, j'ai bientôt soixante-dix ans et j'aurai droit à une petite retraite verte. Oh, elle durera pas longtemps ma retraite vu qu'à la première épidémie, les vieux dégagent et c'est naturel non ? Avant, on durait, on durait et on finissait très vieux à l'état de légume même pas vert. Depuis l'interdiction de ces saletés de vaccins et de l'allopathie remplacée par l'homéopathie, on ne fait pas de vieux os et c'est très bien. Après tout, la vraie décroissance, c'est la décroissance humaine.

Sur le parvis de la Halle aux Toiles, je m'arrête un moment et je m'étire en regardant le ciel si bleu (même pas bleu-vert !) grâce à la pureté de l'air. Je respire un bon coup puis me retourne pour aller manger. Aujourd'hui c'est "Tofu de courgettes farcies au boulgour". Va encore y avoir des guerres intestines comme dit ce marrant de Bernard !

Première parution de ce texte dans "La Gazette d'ici et d'ailleurs" n°12 (Alençon, janvier 2019).

 Photo prise à Lassay les Châteaux (53)



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TONTON JOËL

Par Le Lutin d'Ecouves - 07-10-2017 13:07:19 - 4 commentaires


Il était né dans un bâtiment de ferme un jour glacial de février. Si petit, si chétif que le médecin venu constater sa naissance dit à la femme venue assister la mère : "Il ne survivra pas". On était en 1951 et il valait mieux ne pas être de petite condition et loin de la ville. Les couveuses étaient réservées à d'autres plus forts ou de plus haute naissance.
 
Mais les petits et les pauvres ont parfois des ressources insoupçonnées et une obstination à vivre hors du commun. A l'époque où l'on célébrait les surhommes qui venaient de vaincre l'Annapurna, lui avait réalisé un exploit que peu de sportifs hors normes auraient accompli : contre toute attente, la vie chevillée au corps, il avait survécu. Survécu grâce à une mère qui ne savait pas ce qu'était lâcher prise et qui lui avait fait un nid de coton pour l'abriter du froid, le nourrissant nuit et jour toutes les deux heures à la petite cuillère, ce Héros de la Vie n'ayant pas la force de téter.
 
Il avait tout donné lors de ses premiers mois et, s'il resta toute sa vie le plus fragile de la fratrie de cinq, il eut la place qu'il méritait à égalité de celle des autres.
 
Il n'était pas petit, il n'était pas pauvre, il était modeste et discret. La société ne lui avait pas fait de cadeau, il avait travaillé toute sa vie d'ouvrier sans jamais connaître le chômage, sans jamais demander d'aide quelconque. Il savait compter sur le soutien d'une famille unie, un trésor que bien peu de surhommes possèdent.
 
Discret, oui il l'était. Je me moquais parfois gentiment de lui qui apparaissait ou disparaissait lors des réunions de famille sans que personne ne s'en aperçoive. Je le traitais de fantôme et ça le faisait sourire. Sans bruit, sans déranger quiconque, il faisait sa vie.
 
Tout le monde l'aimait bien, lui qui ne refusait jamais de donner le coup de main, lui qui ne savait pas dire non. Les enfants l'appréciaient particulièrement, c'était un tonton gentil et reposant, dépourvu d'agressivité. Il ne ressemblait pas aux parents que le poids des responsabilités rendait parfois rugueux et autoritaires. Tonton Joël était le tonton célibataire, toujours là aux fêtes de famille. Ses neveux l'aimaient car ils le sentaient proche d'eux. 
 
 ******
 
Cette saleté de cigarette m'a déjà enlevé un frère, elle emporte maintenant mon beau-frère. La vie n'est rien sans la mort, c'est un passage pour certains, un fin pour d'autres. Je viens d'arriver dans la chambre après avoir garé ma voiture, mon épouse est là ainsi que sa mère. 

La fin tient parfois à peu de choses, un sifflement émis par une machine et c'est terminé. Tonton Joël est parti discrètement, comme il avait vécu. Sa mère lui tenait la main. Quelques larmes coulent, mes yeux rougissent mais je garde ma contenance. Un frère est parti dans le calme et la dignité entouré de personnes qui l'aimaient.


Photo Lucas
 
 
 
 

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LA LAVANDIÈRE

Par Le Lutin d'Ecouves - 03-05-2017 09:36:32 - 5 commentaires

 
Jeanne était une belle et grande femme. A une époque où les hommes comme les femmes de sa condition dépassaient rarement le mètre soixante, elle faisait figure d'exception avec sa sveltesse animale pourtant peu mise en valeur par sa blouse qu'elle quittait rarement. Elle aurait pu générer l'envie de la part des autres lavandières qui fréquentaient les lavoirs de la rivière Sarthe mais le caractère ouvert et enjoué de Jeanne désamorçait les jalousies et étouffait les rancœurs. Elle était gaie.

Le travail était dur, les mains gercées et les dos accablés mais les lavoirs résonnaient chaque jour des rires et des chants des lavandières, ce qui avait l'heur de réjouir les pêcheurs qui les surplombaient un œil surveillant le bouchon de leur ligne et l'autre glissant discrètement sur ce qu'ils devinaient de l'anatomie de ces jeunes femmes en plein effort.

La vie n'était pas facile. Pour personne et surtout pas pour Jeanne qui avait eu à subir un mari tyrannique, alcoolique et d'une jalousie maladive. Une femme battue n'est pas forcément une femme abattue et Jeanne avait réussi à se séparer de cet homme brutal. Se séparer mais pas divorcer. Les trois enfants étaient scolarisés chez les curés grâce aux bons soins des dames du centre-ville qui payaient les frais et donnaient même quelques tenues pour habiller les enfants qui, de toute façon, étaient tirés à quatre épingles. La fierté des pauvres est parfois plus haute que les murs élevés par la société. Mais cette fierté n'allait pas jusqu'à remettre en cause les us et coutumes de ce petit monde habitant à proximité des flèches gothiques de Notre-Dame qui avait accueilli le baptême de Sainte Thérèse canonisée dix ans plus tôt. On ne divorçait pas. Qu'à cela ne tienne, Jeanne était libre.

Libre mais prise par son travail du matin au soir. Heureusement que les enfants étaient autonomes, même la petite Paulette ne se plaignait jamais des retours tardifs de sa mère trop occupée par le linge d'une grande famille alençonnaise. Il n'était pas rare de voir huit à dix enfants par famille bien peignés et bien vêtus aller à la messe le dimanche matin, la bonne société alençonnaise avait de nombreux rejetons qu'il fallait nourrir et vêtir et il en fallait des cuisinières et des lavandières pour ce faire. Combien de fois changeait-on les enfants juste avant le départ de Jeanne pour lui demander d'effectuer une dernière lessive qu'elle faisait sans broncher en pensant cependant à ses enfants revenus depuis longtemps de l'école. Elle ne pouvait dire... les bonnes dames fournissaient des tenues pour les garçons et des robes pour la petite Paulette qui d'ailleurs appréciait peu quand une camarade de classe lui faisait remarquer qu'elle portait un de ses anciens vêtements. Il fallait toutefois faire contre absence de fortune bonne figure, les enfants étaient bien habillés et ne traînaient pas comme tous ces petits miséreux des cours de la rue St Léonard.
 
 
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Irène, épouse d'un médecin de la rue du Cours s'était prise d'amitié pour Jeanne qui s'occupait chaque mardi du linge de ses trois filles. Trois enfants seulement comme Jeanne mais pas parce que son mari la délaissait mais parce c'était son choix. Les mauvaises langues disaient bien que c'était pratique, dame, son mari était docteur
 
Irène goûtait peu la compagnie des bourgeoises alençonnaises qu'elle trouvait bigotes et butées, il faut dire qu'elle avait ses deux baccalauréats, chose fort rare pour une femme à l'époque. Et puis ses idées...
 
En ce mois de juin 1936, il se disait que la chambre des députés allait déposer prochainement une proposition de loi concernant le vote des femmes. "C'est pour juillet j'en suis sûre ! Le Sénat n'osera pas s'y opposer !" Les discours d'Irène lors des thés organisés dans les salons étaient moyennement appréciés. Ce n'était pas que les bonnes dames étaient hostiles à tout progrès mais enfin, c'était un gouvernement de Front Populaire qui portait cette loi... et le Front Populaire sévissait à Flers ou à la Ferté-Macé au pays des filatures et des mines, pas dans la cité de Sainte Thérèse.
 
Irène était encore très jeune et enthousiaste. La société normande a toujours eu horreur de l'excès mais elle tolérait les saillies politiques de la jeune femme tant que certaines bornes n'étaient pas franchies. 

Tout aurait suivi tranquillement son cours si Irène n'avait naïvement décidé d'éduquer Jeanne en lui tenant de longs discours sur la condition de la femme et de l'ouvrier pendant que celle-ci maniait le savon de Marseille et la brosse à chiendent. Une véritable amitié était née entre les deux femmes, un réel échange aussi, Jeanne renseignant Irène sur la véritable condition ouvrière et Irène renseignant Jeanne sur ses droits. Une amitié qui finit par déranger.

De remarques de patients en allusions de la part de collègues, le mari d'Irène finit par sentir une gêne s'installer. Il s'en ouvrit à son épouse qui réagit mal. Il en resta là un moment. C'était un honnête homme dans le bon sens du terme ; plus âgé que son épouse, il était respecté dans son cabinet de la rue du Cours, respecté à l'Hôtel-Dieu de la rue de Sarthe et même respecté pour son action bénévole de soin des filles de la maison "La Provence" place du Champ du Roy. Il est vrai que soigner ces femmes perdues rendait indirectement service aux hommes de la bonne société alençonnaise qui fréquentaient discrètement cette maison de tolérance mais ne ramenaient pas de honteuses maladies à domicile.

On peut être un progressiste, on appartient cependant à sa classe sociale et, voyant son cabinet boudé par une certaine clientèle et son statut de notable fragilisé, il lui fallut un jour taper du poing sur la table d'autant plus que, nonobstant les remarques sur le dévoiement social de son épouse, des ragots sur un comportement contre nature des deux jeunes femmes commençaient à circuler. 

Irène mit longtemps à pardonner ce rare accès d'autorité mais elle obéit. On était fin 1936 et la loi sur le vote des femmes, votée à l'unanimité à l'Assemblée, ne fut jamais débattue au Sénat....
 
 
 ****** 
 
Jeanne ne mit plus jamais les pieds dans la maison de la rue du Cours mais Irène s'arrangea pour qu'une de ses amies, femme d'un gros quincailler de la rue aux Sieurs, embauche la lavandière pour s'occuper du linge de sa très nombreuse progéniture à condition que celle-ci s'engage à rester à sa place. Il en allait de sa vie et de celle de ses enfants, Jeanne se tut et frotta, frotta l'étoffe avec sa brosse à chiendent jusqu'à ce que ses muscles en deviennent ligneux. Son cœur se serra, se serra jusqu'à en devenir si petit et si dur qu'elle en perdit le sourire mais elle n'offrit aucune larme en pâture à ceux qui la voyaient à genoux dans les divers lavoirs de la rivière Sarthe.


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On la retrouva un frais et lumineux matin d'hiver dans un lavoir près de la Providence. Epuisée par le labeur et la tristesse, elle n'avait pu se relever et avait laissé la nuit et le froid l'envahir, durcissant ce qui restait de tendre en elle. Le hasard fit que ce fut le mari d’Irène qu'on dépêcha sur place. Il ne put que constater le décès mais ne put en trouver la cause. Le froid vif de la nuit ne pouvait expliquer l'état de dureté ni la texture de la peau de la jeune femme. Le corps fut dépêché à l’Hôtel-Dieu rue de Sarthe où il fut prestement mis en bière. Cet étrange décès ne donna lieu qu'à un certificat signé en bonne et due forme. 

Les Bonnes Dames d'Alençon s'occupèrent des funérailles et placèrent les enfants dans des fermes des environs de la ville. On parla un peu mais l'affaire fut vite oubliée de tous sauf d'Irène qui versa les larmes que Jeanne avait refusé de livrer à la  bonne société alençonnaise. 





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AUPRÈS DE MA BRUME

Par Le Lutin d'Ecouves - 24-03-2017 08:40:45 - 20 commentaires


Le printemps se fait discret et il tombe une méchante petite bruine glacée qui n'incite pas au sourire. Je chemine comme à l'accoutumée avec Tonton Gilles à la recherche du cliché qui va morceler la grisaille du quotidien et nous permettre d'apercevoir un peu de bleu à travers l'objectif de nos boîtes à images.
 
Arrivé au niveau de l'école de musique, je rencontre un ancien parent d'élève de mon ex-école qui me salue en me demandant si j'apprécie la retraite. Il m'envie, semble-t-il, étant prof de lycée lui-même. Il a envie de parler et je ressens un profond malaise exsuder de son discours.
 
Le lycée découvre à son tour la gestion de disparités de niveau parfois astronomiques pour ne pas dire abyssales. Effectivement, tout le monde prend le Bac et le vaisseau tangue.
 
"Vous vous rendez compte, il nous est arrivé tout un paquet d'élèves en seconde qui étaient là parce qu'il n'y avait plus de place en BEP. Ils planent complètement ! Et nous, on rend des évaluations acceptables à l'Administration car si on est trop mauvais, elle nous coupe les vivres... et tout ça à trente-cinq par classe !"
 
Je connais l'histoire et je plains ces pauvres profs, l'Université ne les avait pas préparés à cela. Je sens qu'on va tourner en rond et que ça va finir par me gâter le sang car, si je suis hors circuit, les heurs et malheurs de l'Enseignement m'atteignent toujours. 
 
A ce moment, nous sommes alpagués par une dame , mère d'un ado de quinze ans qui nous demande que faire pour que son fils puisse accéder à une classe prépa au terme du lycée.
 
"Vous comprenez, j'ai été obligée de l'inscrire au CNED durant le collège et ce qu'il fait au lycée n'est pas suffisant, il va falloir que je lui fasse donner des cours supplémentaires et puis dans sa classe, il y en a qui n'ont rien à y faire et puis..."
 
Le prof et la mère d'élève débattent sous nos yeux (Tonton Gilles est resté muet), c'est un dialogue de sourds entre le professeur qui cherche à gérer correctement des groupes avec des bons, des moyens et des faibles et la maman qui ne voit que l'intérêt de son enfant.
 
Le petit instit à la retraite n'a plus grand chose à dire dans ce débat. Moi, j'ai toujours géré des gamins de niveaux hétéroclites et j'ai bricolé ce que j'ai pu en résistant bien souvent à une administration aux lubies diverses et souvent contradictoires. Je salue poliment la compagnie.
 
En manque d'agrumes par ce temps de brume, je passe faire quelques courses au supermarché près de chez moi, j'y croise la maman de N... que j'ai eue en CP il y a bien longtemps. Elle vient de terminer l'Ecole des Chartes et intègre prochainement le conservatoire national supérieur de Paris en classe de viole de gambe. Sa maman est très fière et il y a de quoi. Elle avait tenu à ce que sa fille fasse son CP alors qu'elle savait déjà lire. J'avais établi un modus vivendi avec l'enfant : elle apprenait diverses choses dont un peu de rigueur et je ne l'embêtais pas avec la lecture. Tout s'était bien passé. 

La maman ne peut s'empêcher de me dire que son fils F... que j'avais eu en CP et CE1 passe cette année son agrégation d'histoire. Je m'en souviens de celui-là, il avait tenu à monter une expérience (réussie) d'électrolyse de l'eau en fin de CE1. Ces gamins, on l'aura compris, avaient eu peu besoin de moi pour bien démarrer à l'école.

Il n'y a pas si longtemps, en me faisant couper les cheveux, je parlais avec le père d'un petit garçon en grande difficulté auquel je n'avais pas vraiment réussi à apprendre à lire lors de sa première année de CP. J'en avais été vraiment malheureux. Les années ont passé, L... vient de passer son CAP en alternance et son patron veut le garder et même l'aider à passer son Brevet Professionnel. Le gamin qui subissait l'école comme une potion amère se lève maintenant à six heures du matin pour aller au boulot. Il aime l'ambiance des chantiers. Il a trouvé sa voie.
 
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La balade se termine, Tonton Gilles, toujours pertinent, discourt sur une certaine classe sociale qui a émergé dans la deuxième moitié du vingtième siècle et qui  s'ingénie à se reproduire en bloquant les accès aux ascenseurs sociaux en utilisant paradoxalement l'arme du politiquement correct. J’acquiesce à ma manière normande : "C'est pas faux..."
 
J'ai l'esprit un peu nuageux.

 



 

 
 
 
 

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LE MAUVAIS SORT

Par Le Lutin d'Ecouves - 07-11-2016 16:01:58 - 5 commentaires


Un long nez surmonté de deux petits yeux rapprochés et un béret crasseux vissé par là-dessus, le gars Camus ne payait pas de mine. Dans son village, c'était le simple d'esprit qu'on tolérait à cause du Père. Le Père, on le respectait grâce à ses dons de rebouteux ; il était effectivement très doué et on venait de loin pour le voir. Il avait appris ce métier dans un camp de prisonniers en Allemagne puis, à son retour, il avait repris sa petite ferme sur les hauteurs à quelques kilomètres d'Alençon tout en remettant les épaules ou les hanches dans le bon sens. J'avais moi-même eu affaire à lui pour un sévère torticolis qu'il avait effacé en deux passages du pouce. Vraiment, on le respectait pour cela... et on le craignait aussi car il se disait qu'il était un peu sorcier, qu'il possédait le Petit et le Grand Albert et que sa femme, qui était légèrement folle, tournait chaque soir une grosse pierre sur le haut de son armoire pour conjurer le sort.

Je le connaissais depuis mon enfance, le gars Camus ; il venait régulièrement chez Pépère et Mémé boire un café et en profitait pour pérorer des heures sur de supposés complots organisés par les "Gars d'la CGT" qui, c'est sûr, allaient faire parler d'eux un d'ces jours. Bizarrement, ces gars étaient présentés comme des héros positifs ou comme d'horribles malfaisants selon l'humeur de l'incurable bavard qu'était l’interlocuteur de mes grands-parents. De toute façon, ceux-ci ne l'écoutaient pas, Pépère parfois même s'endormait assis. Mémé lâchait alors l'horrible tricot au crochet qu'elle confectionnait pour lancer : "Ben Raymond, tu dors ?", ce qui le réveillait en sursaut mais ne perturbait nullement le débit du gars Camus perdu dans le flot délirant de son discours décousu.
 
Le gars Camus était inoffensif, toujours prêt à rendre service à mes grands-parents, de plus, il leur apportait souvent une salade, des radis ou des carottes selon la saison en paiement de leur supposée attention à ses interminables clabaudages qui finissaient invariablement par emplir sa bouche de fils de bave, ce qui me faisait penser à l'agonie du poisson fraîchement pêché terminant lamentablement sa vie sur l'herbe de la berge. Le gars Camus n'était ni sensé n beau ni ragoutant mais c'était un gentil. Il était content de voir du monde, de visiter ses "petits vieux" comme il disait.
 
Au bout d'un long moment, il finissait (tout d'même) par repartir non sans réinsérer de vieux journaux dans son paletot (Y'a rien d'mieux pour le froid") et d'enfourcher sa Mobylette en direction de la colline d'Héloup à deux pas d'Alençon.
 
Tout allait bien tant que le Père était encore vivant. On a beau être un célèbre rebouteux et un sorcier putatif,  on n'en est pas moins mortel. En quelques années, la Mère puis le Père furent emportés et le gars Camus se retrouva seul dans la ferme familiale. Il n'avait jamais vraiment travaillé mais la faiblesse de ses revenus était compensée par ses tout petits besoins. Il avait un toit, ça lui suffisait même si l'ancienne ferme devenait progressivement un sacré foutoir.
 
Le gars Camus continuait de sillonner la région sur sa mobylette, étant plus ou moins bien reçu ici ou là en fonction de la tolérance ou de l'éducation des gens visités. Cela dit, la mort du Père avait certainement ouvert une brèche dans l'esprit du fils qui, progressivement, se crut héritier des pouvoirs de son géniteur. C'est là que ses ennuis commencèrent. Dans tout le pays, il se vantait d'être capable de soigner par influence ou même de conjurer les sorts. De conjurer à jeter, il n'y a qu'un pas qu'il n'hésitait pas à franchir s'il se faisait rabrouer.
 
A Héloup, chacun savait qu'il était "simple" et on se préoccupait peu de lui, cependant, il lui arrivait bien quelques avanies comme lorsque, mécontent d'être expulsé d'un champ par un paysan, il lui balança du sel à la figure en lui disant :"Ton champ eh ben y f'ra qu'des orties, j'peux t'le dire !" En quelques passes, il jeta son sort et courut bien vite de peur d'avoir la fourche aux fesses. Le paysan n'était pas né de la dernière pluie et, la nuit suivante, il fit discrètement le guet dans sa parcelle prétendûment maudite. Bien lui en a pris, aux alentours de minuit, il vit le gars Camus arriver avec une grande pouche emplie de graines d'orties qu'il avait cueillies dans la soirée. Les semailles furent rapides et le gars Camus détala bien vite au premier coup de fusil chargé de gros sel.
 
On aurait pu en rester là mais la suite fut plus tragique. Dans les années soixante-dix, il y avait encore de nombreuses petites exploitations qui vivotaient et qui pouvaient sombrer au moindre problème. Les paysans qui les tenaient n'était pas encore les techniciens de maintenant et la mentalité de certains n'avait pas évolué depuis le XIXème siècle.
 
Les frères Hérisson, âgés d'une vingtaine d'années, n'avaient plus que leur mère pour les aider à tenir leur ferme. Et leur ferme, elle allait mal, les bêtes crevaient sans qu'on en devine la cause. Il s'agissait certainement de problèmes d'hygiène et peut-être aussi de malchance mais la mère ayant bourré le crâne de ses fils d'histoires de "j'teux de sorts", ils préféraient croire qu'on les avait envoûtés. Comme ils avaient déjà eu des différends avec le gars Camus pour des broutilles, le sorcier était tout trouvé. Par contre, dénicher quelqu'un pour conjurer le sort était une autre paire de manches...
 
Il faut dire qu'un sort, c'est dangereux pour celui qui le lance et pour celui qui le renvoie. C'est comme s'il était attaché à un gros élastique : si tu le lances et qu'on te le renvoie, tu le prends dans la figure et si tu le renvoies et que tu rates ton coup, le sort il te saute amont le dos. Pas facile.
 
La famille Hérisson en était à ce type de réflexions alors qu'elle regardait "Les cinq dernières minutes" avec le commissaire Cabrol et l'inspecteur Ménardeau ce soir du 28 février 1976. L'épisode intitulé "Le collier d'épingles" déroulait une intrigue policière autour d'une sombre histoire d'envoûtement dans une région dite "reculée"... Cette histoire pépère pleine de poncifs sur un monde paysan déjà disparu était bien anodine mais les fils Hérisson, à bout qu'ils étaient, la prirent au premier degré et, encouragés par la mère, prirent un fusil et se dirigèrent vers Héloup en pleine nuit.
 
Le gars Camus ne fermait jamais sa porte et c'est silencieusement que les frangins pénétrèrent dans sa maison, crevant de trouille à l'idée que le sorcier se réveille et leur jette un ultime et mortel sort. Une décharge de chevrotine en plein visage mit fin à l'existence du pauvre gars, il avait cinquante ans. Un innocent tué par deux simplets. Trois vies gâchées.
 
Les deux frères furent vite confondus et avouèrent leur crime. Ils furent lourdement condamnés. On laissa leur mère tranquille bien que celle-ci maintint à l'audience que ses garçons avaient fait ce qui devait être fait.
 
La presse nationale fit de cette affaire une croustillante histoire de sorcellerie au pays des cul-terreux, nous faisant tous passer, nous Ornais, pour des sauvages incultes et superstitieux. Les journaux parisiens adorèrent, ils en rajoutèrent en faisant du gars Camus un inquiétant sorcier régnant maléfiquement sur une population d'ignares. C'est en rabaissant les autres que certains aiment se voir grands. Le gars Camus ne méritait pas ça, notre région ne méritait pas ça, même les frères Hérisson ne méritaient pas ça.
 
Le bruit finit par s'estomper et quarante ans après, il n'y a plus grand monde à se rappeler l'affaire, à peine quelques mentions dans deux ou trois ouvrages sur la sorcellerie. Et mon souvenir d'un gars pas bien malin mais inoffensif qui apportait des légumes à mes grands-parents et s'enfonçait quelques heures plus tard dans la nuit au guidon de sa Mobylette.
 
 



Extrait de Télé 7 jours pour le programme du 28 février 1976
 

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CHEZ DENISE

Par Le Lutin d'Ecouves - 06-10-2016 12:23:03 - 8 commentaires

Carrouges, 4 octobre 2016
 
Cécile a encore prévu trop de nourriture. Il faut dire qu'elle a passé sa vie à faire cuire des gamellées pour une famille de cinq enfants et quelques cousins sans compter les petits en nourrice...
 
Nous ne traînons pas, la mise en bière est pour quatorze heures et Cécile n'a jamais été en retard en quatre-vingt-neuf années d'existence. Elle est plutôt du genre à être en avance, du genre à arriver à midi quand elle est invitée à la demie, "J'vais t'aider à mettre la table, il y a de la vaisselle à faire ?"; je n'oublie pas de plaisanter avec elle avec mon mauvais goût assumé quand elle exprime son indifférence face à sa propre disparition, "Pressez-vous Cécile ! Que voulez-vous que je fasse de l'héritage quand j'aurai passé les quatre-vingts ?". Je ne peux plus la choquer, elle me connaît depuis bientôt quarante-trois ans.

Ils étaient six, tous nés dans une petite ferme juchée tout en haut d'une colline à près de quatre cents mètres d'altitude, la montagne pour un Normand, tous nés de Marie et Julien venus du XIXème siècle, tous nés après le Chemin des Dames et Verdun dont le père avait arpenté la boue et le sang. Ils ne sont plus que trois, Denise s'en est allée.

La colline de Carrouges domine la plaine, la vue est vraiment fabuleuse. Je prends un cliché avec mon téléphone. On devine à droite les lisières d'Ecouves qui ont vu naître et prospérer le Clan. Je pense à ces fins d'été lors desquelles on se retrouvait à plus de quatre-vingts dans la cour de la ferme pour le repas de famille. Ça grouillait, il y avait des enfants partout, du bruit, du pinard et du cidre, du soleil et de la charcuterie, une nature sauvage et des myrtilles à perte de vue. Et des toilettes dans le jardin.

J'ai vu six générations se succéder à partir des grands-parents. Eux, ils ont plié bagage il y a une trentaine d'années. Ceux qu'on appelle les parents entament leur neuvième décennie et nous, les petits-enfants, sommes grand-parents à notre tour et même arrière-grands-parents pour les plus âgés. Ça donne le vertige !

Je reviens vers la maison de retraite, il est temps. La salle mortuaire est trop petite,  mon épouse et sa mère entrent et je reste à l'extérieur mais j'entends quand même l'hommage de Jannick. Avec ses mots simples, la plus jeune des cinq enfants de Denise égrène les anecdotes, des petits bouts de souvenirs, de minuscules instants de vie si lointains mais encore palpitants de l'affection réciproque que se portaient Denise et ses enfants. La vie avait été très dure pour eux, alors ils s'étaient serrés les uns contre les autres pour se tenir chaud. 

St-Martin-l'Aiguillon, nous nous garons sur la place de l'église. Elle est pleine cette église, je me retrouve avec ma femme et ma belle-mère au deuxième rang. La famille proche est dans les stalles mais Cécile qui enterre pourtant sa sœur, préfère cet endroit discret. Elle ne se fait pas d'illusions sur la vie ni sur la mort, la religion lui importe peu et elle n'aime pas faire de cérémonies. Elle est pragmatique. Elle sait qui seront les prochains sur la liste et elle l'accepte volontiers.

Comme d'habitude, il fait froid dans l'église. Le prêtre n'est pas en très bon état mais il fait correctement son travail. Il tire un peu la couverture de son côté, faisant passer la tante Denise pour une paroissienne assidue. Point trop n'en faut mais, après tout, c'est son métier.

L'office dure une heure : debout, assis, debout, assis... puis vient le temps de la bénédiction du cercueil. Comme à chaque fois, nous sommes plusieurs à penser à l'enterrement de la Grand-Mère au début des années quatre-vingts : dans le silence de l'église de la Lande-de-Goult, le goupillon passait de main en main suivi du son cristallin de la monnaie tombant dans le panier de quête ; soudain, le "cling" attendu se transforma en un gros "plouf", une petite fille (maintenant grand-mère) avait confondu vase d'eau bénite et récipient à monnaie. La crise de rire avait eu lieu à la sortie de l'église à l'abri des regards.

Pas de gaffe cette fois-ci, certains font le signe de croix, d'autres s'inclinent, quelques-uns touchent affectueusement le cercueil. En tant que famille, nous devons sortir après celui-ci. Je constate de nombreux yeux rougis parmi les petits-enfants de la défunte. La mort n'a pas encore de sens pour eux et ils expriment ainsi leur désarroi. Ma génération sait déjà l'ordre naturel des choses, quant à Cécile, elle n'exprime que sa dignité et sa sobriété. Un enterrement dans le Clan se doit d'être simple et digne. C'est réussi.
 
Qu'il fait froid dans ce petit cimetière malgré ce beau ciel bleu. Denise rejoint son mari parti il y a bien longtemps. Quelques roses dans la fosse... Nous cheminons enfin vers le village situé à trois ou quatre cents mètres. Une collation nous attend dans la salle communale. Voyant la foule, Cécile a le bon mot : "Denise, elle n'est pas partie toute seule..."
 
Les visages s'ouvrent, ils sont contents de se revoir, surtout ceux de ma génération, les nostalgiques des banquets de la fin août. Bientôt des sourires et même quelques rires timides. Mon épouse est en grande discussion avec ses cousins. Elle a remonté quatre siècles de l'histoire de cette branche familiale, les cousins sont très attentifs ; je passe en plaisantant :

"Y'a pas d'quoi être fiers, vous descendez tous d'un repris de justice, les regards convergent vers moi, ben oui, le Grand-Père, il est passé en jugement au tribunal d'Alençon !
- Et qu'est-ce qu'il a fait ?
- Il a été pris avec un sanglier de contrebande, Josette a retrouvé cette mention sur son livret militaire en cherchant dans les archives de l'Orne."
Les yeux des cousins pétillent d'humour mais aussi de fierté. C'est vrai, ils descendent d'un braconnier légendaire.

Comme à l'accoutumée, je fais un sort aux gâteaux au chocolat. Je passe entre les groupes qui discutent, contents de partager pour un temps un peu de cette ancienne chaleur clanique. Ils sont issus d'une fratrie de six qui est restée soudée jusqu'au bout, pas de jalousies, pas de chicanes, juste quelques frottements, ce qui donne parfois des histoires cocasses.
"... quand il a su que sa fille était enceinte à à peine vingt ans, il a dit :"J'aurais préféré perdre une vache plutôt que d'voir ça !
- Ben oui mais quarante ans après, ils sont toujours ensemble, non ?
- Ben oui, c'est vrai."
Une multitude de destins, de joies et de drames qui ressortent à l'occasion de cette rencontre, une infinité de situations et de points de vue mais un ciment commun : cette tolérance faite de simplicité et de modestie, un respect d'autrui que j'ai rarement vu autre part.

Tous n'ont pas eu une vie rêvée, loin s'en faut, mais aujourd'hui, ils ont accompagné Denise dans sa dernière demeure et chez Denise, il y a toujours quelque chose de chaud qui mijote, quelque chose que chacun ramène chez soi comme un trésor.




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LE ZÈBRE À RAYURES ROUGES

Par Le Lutin d'Ecouves - 20-06-2016 14:03:31 - 13 commentaires

 Le problème quand on ne pèse que trente kilos à dix-douze ans, c'est qu'on n'est pas armé pour la grande confrontation entre primates qui démarre à cet âge-là. Que ce soit dans la cour du collège ou sur nos terrains de jeux habituels, la baffe ou le petit coup sec sur le dessus du crâne permettait aux plus robustes d'asseoir leur suprématie sur le groupe sans créer trop de dégâts ni faire trop de remous. En cette deuxième moitié des années soixante, la chose était tacitement établie et les adultes intervenaient peu dans nos conflits.

Il fallait finalement accepter cet état de fait si l'on ne dominait pas ses congénères de la tête et des épaules. Soit on s'alliait avec un balèze, ce qui n'était pas toujours possible, soit on essayait de ne pas se trouver tout en bas de la hiérarchie en distribuant plus de baffes qu'on en recevait.

J'avais réussi à m'intégrer dans une petite bande plutôt sympa composée de quatre membres et dirigée par Richard. Richard était le plus malin d'entre nous, ou le plus volubile, ou le plus sociable... en tout cas, c'est lui qui avait le plus de taches de rousseur. Le problème, c'est qu'il était aussi le plus trouillard, ce qui en faisait un sacré chef de bande à la petite semaine. Il suffisait que le bruit courre que la bande des Portugais tournait dans le coin pour que nous ne sortions pas de son immeuble.

Gilles lui, était costaud. Vantard aussi, mais costaud, enfin, il se portait bien comme on disait à l'époque. En fait, il ne savait pas se battre mais il avait d’autres qualités : dans sa cave, il y avait les bandes dessinées de son père, des bandes dessinées italiennes pour adultes dans lesquelles des héros appelés Diabolik ou bien Satanik faisaient le mal et s'en tiraient à chaque épisode malgré la présence de Gentils beaucoup moins doués que les Gentils actuels. Que les méchants gagnent à la fin nous importait peu, le principal intérêt de ces "Fumetti Neri" venait du fait que les méchants habillés en Fantômas spaghetti croisaient des jeunes femmes très peu habillées et même parfois nues sans toutefois que l'on distingue la moindre pilosité ni le moindre bout rose.

Michel était le plus gentil et le plus timide. Presque roux à la chevelure crépue, il avait aussi des taches de rousseur, une peau pâle et une grande taille. On l'aimait bien parce qu'il ne posait pas de problème, c'était un bon camarade plutôt bon élève et d'une grande douceur. Un jour, alors que nous nous livrions à un de nos jeux idiots consistant à se déculotter les uns les autres (en été, nous étions tous en short), nous nous étions aperçus que Michel n'avait pas la peau du bout. Il lui fallut certainement faire un gros effort pour nous expliquer, malgré sa timidité, que dans sa famille c'était normal et qu'en fait il s'appelait Mohamed. Ses parents l'avaient inscrit à l'école sous le nom de Michel pour qu'il s'intègre mieux, je suppose. En tout cas qu'il s'appelle Michel ou Mohamed, notre ami était bien trop pacifique pour impressionner quiconque malgré sa grande taille.

J'avais donc de bons copains, certes, mais ce n'était pas un gage de sécurité. Il me fallait me positionner dans la grande foire aux babouins pour ne pas me retrouver en bas de l'échelle. J'étais tout petit, plutôt rapide mais fort maladroit. Puisque mes camarades n'avaient pas les moyens de me protéger (Le terme "la bande à Richard" faisait plutôt rire), il me fallait ou me soumettre aux brimades des plus méchants ou trouver un moyen de me rebeller.

Dans une décharge, j'avais un jour trouvé une gaine en caoutchouc de câble téléphonique. Épaisse comme un pouce, elle faisait un mètre cinquante de long et était extrêmement souple. A l’époque, le héros en noir et blanc qui vidait les bas d'immeubles au profit des télés chaque jeudi en fin d'après-midi s'appelait Zorro... et il avait un fouet, chouette ! Après m'être exercé sur mon ours en peluche qui en avait vu d'autres, je sortis enfin équipé de ma gaine téléphonique enroulée à la main et attendis le premier petit imbécile qui viendrait me provoquer. Dans la cité, il ne fallait pas attendre longtemps et la première parole déplacée fut sanctionnée par un claquement qui laissa une marque bleu-noir sur le haut de la cuisse dudit petit imbécile.

Satisfait de mon équipement, je décidai de sortir avec le plus souvent possible et je constatai un progrès dans le comportement des autres : les plus agressifs devenaient méfiants.

Cela dit, je ne me faisais pas respecter pour moi-même mais parce que j'étais, en quelque sorte, armé. Si je montais de quelques crans au niveau de la hiérarchie simiesque, je descendais dangereusement au niveau réputation. Frapper les autres à distance n'était pas bien vu. J'avais la gaine mais pas le plaisir...

Que faire quand on n'a que des copains trouillards, un petit physique et pas de technique de combat ? Il me fallait trouver quelque chose d'original. (Bruce Lee, est arrivé bien plus tard, l'ablette qui met une toise au gros poilu de Chuck Norris aurait été mon héros N°1 !)

L'hiver précédent, j'avais expérimenté la fourchette, geste bien connu qui consistait à balancer deux doigts dans les yeux de l'adversaire. Efficace mais réversible et je n'avais pas forcément envie qu'on remette le couvert.

J'eus finalement l'idée lumineuse de me laisser pousser les ongles. J'ai toujours eu de beaux ongles bien durs dont je ne me servais jusqu'ici que pour me curer le nez. Je sais, griffer c'est un truc de filles mais avais-je le choix ?

C'était un après-midi d'août et l'atmosphère de la cité était à l'orage. A cette époque, les champs entourant les immeubles grouillaient d'enfants de tous âges. Alors que je m'occupais à dénicher des grillons en les chatouillant dans leur terrier avec une herbe sèche, un gamin de mon âge vint me chercher des noises. Peu aimable et facilement agressif, je l’envoyai aussitôt sur les roses. Il revint à la charge en me donnant des petits coups de poing sur le haut du crâne, chose que ces grands cons de cinquièmes faisait régulièrement subir aux sixièmes. J'en avais soupé toute l'année au collège, je n'allais pas me laisser faire. L'entrevue houleuse tourna à la bagarre et nous nous retrouvâmes bientôt au sol à rouler l'un sur l'autre. Ce crétin avait le dessus, étant plus lourd, et essayait de me plaquer les épaules au sol pour montrer qui était le plus fort à l'instar des catcheurs que nous adorions regarder à la télévision. Être bloqué sous quelqu'un de plus robuste me sembla tellement humiliant que je décidai d'employer l'arme atomique.

Les premières griffures lui firent lâcher une main puis l'autre. Dès que je fus dégagé, je m'employai à lacérer avec fureur chaque zone découverte de l'adversaire : visage, jambes et bras. Nous étions tous équipés de shorts courts (pléonasme) et de légers maillots de corps, ce qui laissait de la place à ce type d'agression. Tout cela fut réalisé avec une féline célérité et le bénéficiaire fila chez lui en couinant d'importance. Les autres enfants me regardaient d'un drôle d'air mais ne trouvèrent rien à redire.

Quand je rentrai dans mon appartement quelques temps après, je n'en dis rien à personne et allai dans ma chambre. La sonnette de la porte d'entrée finit par m'en extraire. Convoqué par ma mère, je découvris un spectacle cocasse : mon adversaire de la journée était accompagné de sa chère maman qui s'était appliquée à surligner chaque griffure avec du mercurochrome. Des pieds à la tête, il en avait bien une trentaine, ça devait sacrément brûler ! Comme il avait la peau bien blanche, on aurait dit un zèbre à rayures rouges.

Sommé de m'expliquer, je pris d'abord une baffe. C'était la dure loi de l'Ouest et chacun l'acceptait : on frappe d'abord et on s'explique après. La baffe eut un effet diplomatique bienvenu et la maman repartit bien vite avec son petit zèbre. Quant à moi, je m'expliquai avec la mienne de maman qui se rangea vite à mes arguments : ce petit con l'avait finalement bien mérité.

Les enfants de la cité comprirent qu'il n'était pas bon de m'asticoter outre mesure et, à partir de ce moment, l'on me laissa plus souvent tranquille. Je ne gagnai pas en réputation vu ma technique, disons, discutable de défense qui n'était pas considérée comme "noble" à l'époque. En fait, quand Marvel Comics introduisit dans les années soixante-dix le personnage de Wolverine avec ses griffes en adamantium, je m'aperçus que j'avais juste eu de l'avance et avais simplement été incompris comme nombre de précurseurs.




 


© Marvel Comics

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CHTRAK !

Par Le Lutin d'Ecouves - 02-11-2015 18:18:31 - 4 commentaires


A l'époque, l'économat de la caserne fournissait une fois par mois diverses denrées aux familles qui le désiraient à des tarifs convenables. Je me souviens surtout des tablettes de cet épais chocolat noir qui me valut quelques crises de foie. Il n'était pas spécialement bon mais je ne pouvais pas m'empêcher d'en voler dans le placard de la cuisine et je le dévorais, il n'y a pas d'autre mot, jusqu'à ce que je me mette à vomir. A l'époque, on disait plutôt "rendre" comme si l'on restituait à la communauté ce que l'on ne pouvait pas digérer. En fait, l'unique bénéficiaire était surtout la cuvette des toilettes quand la restitution n'était pas trop précipitée...
 
Les fournitures et victuailles étaient toujours emballées dans un gros carton que mes parents me donnaient une fois vidé. Pendant quelques jours, ce carton devenait mon terrain de jeu car je m'y installais pendant des heures, pour jouer et même regarder la télé. C'était mon château, ma caserne, ma chambre et peut-être même un utérus de substitution. Les parois de cette maison finissaient par craquer à un moment et je reprenais une vie normale hors de ma boîte jusqu'au mois suivant.
 
En dehors du contenant et du chocolat qui faisait vomir, je me souviens surtout des cahiers et fournitures qui accompagnaient la nourriture. J’étais le petit de la famille et j'avais ainsi droit à des crayons et un cahier sur lequel je dessinais régulièrement, ce qui peut paraître étrange vu qu'étant né avec deux mains gauches ou plutôt avec quatre pieds, j'étais d'une maladresse étonnante, maladresse qui culminait dans mes exploits graphiques que ce soit au niveau de l'écriture ou du dessin. Je dessinais moche mais je dessinais beaucoup, je remplissais des cahiers de dessins maladroits, dépourvus de perspective et toujours sur le même thème, ce qui ne laissait pas d'inquiéter mes parents qui se demandaient si ce ne serait pas une bonne idée d'en parler au médecin ou à un psychologue. "Mais pourquoi dessine-t-il toujours des trucs pareils ?"
 
Papa était plutôt strict mais extrêmement sensible, peut-être est-ce pour cela qu'il ne parlait pas trop de ses souvenirs professionnels dont je raffolais cependant. J'avais surtout droit aux histoires rigolotes comme celle de la mine anti-char qui avait envoyé mon père et le chien qui l'accompagnait cul par-dessus tête dans une mare qui avait bien amorti la chute. Heureusement, Papa avait des amis hauts en couleurs dont certains étaient très marrants.
 
C'était le cas de Chtrak. On l'appelait comme cela car il ponctuait tous ses discours par une série d'onomatopées. Je me souviens surtout d'un jour où, entre autres, il se lança dans le récit épique de l'assaut final contre un groupe de Viêt Minh que son unité avait réussi à coincer dans une grotte.
 
"T'aurais vu le feu d'artifice, on s'est mis sur une butte et on a tiré au canon de 75 sans recul, c'était pas fait pour ça mais tchouf tchouf tchouf ! Vzzzz bomp ! C'est bien simple, les Viêts, on n'en a pas trouvé les morceaux, c'était que d'la bouillie !"Et hop, un coup de pastis.

"Tu te rappelles aussi le jour où on a été obligé de reculer ? On était tout un peloton de chars quand ils sont sortis des rizières. Des paysans armés de vieilles pétoires qui nous ont sauté dessus par centaines. Des sauvages qui n'avaient jamais vu de blindés. Les Communistes les avaient persuadés que les chars étaient en carton-pâte et ces cons attaquaient le blindage à la baïonnette, Chtrak ! Des grappes de types sur les tourelles qui essayaient de les ouvrir, on était obligé de se mitrailler les uns les autres pour se dégager rakatakatac ! Des morceaux partout, on a juste eu un lieutenant de blessé mais il a bien fallu se tirer, crac." Encore un coup de pastis.

Je raffolais de ces histoires de guerriers, moi qui ne jouais qu'au soldat, au chevalier ou au cowboy avec mes camarades. Chtrak était un peu fou, la cicatrice qu'il avait sur la tempe devait avoir un rapport avec cela, mais peu importe, il avait fait l'Indochine et l'Algérie comme Papa et ils avaient l'air de bien s'amuser là-bas. Surtout en Indochine où ils semblaient se comporter avec une grande liberté comme "Le Légionnaire", ce type inquiétant que Chtrak ne citait qu'en baissant un peu le ton.

"Celui-là, il nous foutait la trouille à Hanoï. Il faisait ce qu'il voulait. Tu te rappelles le marchand Chinois ? Le Légionnaire l'avait pris en grippe, il disait que c'était un espion communiste." Chtrak me regarda du coin de l’œil, se demandant s'il allait continuer. Maman s'agita un peu... "Une nuit, il l'a choppé et lui a fait son affaire sans rien dire à personne. En tout cas, le lendemain, sa femme a retrouvé la tête de son mari sur son paillasson."

"Bon on va faire manger les enfants, hein !" J'aurais volontiers écouté d'autres histoires comme celle-ci mais je ne protestai pas, Papa était capitaine et ça s'entendait. 

J'avais dix ans et j'allais bientôt entrer au collège mais je dessinais encore beaucoup sur les cahiers d'écolier que mon père me donnait chaque mois. Toujours les mêmes scènes de guerre au crayon à papier rehaussées de couleur pour les flammes et le sang. Des bombardements, des batailles au fusil ou avec des blindés, des morts entiers ou en morceaux bien tartinés au crayon rouge.

"Mais pourquoi dessine-t-il toujours des trucs pareils ?" se demandaient mes parents. Finalement, j'ai quand même échappé au psychologue.

 
 
 
 

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