La Musique Européenne au Moyen-Age
Episode 8
Par Le Lutin d'Ecouves
Pas toujours subtil
Partition de belle, bonne, sage de Baude Cordier (1364-1397)
Au cœur de la guerre de Cent Ans, fleurit un nouvel art musical héritier des grands compositeurs de l’Ars Nova dont le plus prestigieux représentant fut Guillaume de Machaut.
Les compositeurs de ce qu’on nomme aujourd’hui l’Ars Subtilior (Art plus subtil) exacerbent les procédés d’écriture inventés au début du XIVème siècle par les théoriciens de l’Ars Nova. Les rythmes notés à l’aide d’une notation extrêmement raffinée sont de plus en plus complexes, les lignes mélodiques de plus en plus indépendantes au sein de la polyphonie.
Alliés à cette musique particulièrement élaborée, les textes lyriques farcis d'ambiguïtés, de symboles et de citations tirées d’autres textes ou empruntées aux auteurs classiques produisent des pièces d'une telle sophistication que les musicologues du vingtième siècle ne virent là que théorie, supposant qu'il s'agissait de partitions qui n'étaient pas destinées à être exécutées.
Partition de Tout par compas suy composés
de Baude Cordier (1364-1397)
Pour bien comprendre la singularité de cette musique, citons les propos de Pedro Memelsdorff, spécialiste de cet art :
"Le mot Subtilitas indique en premier lieu une distorsion rythmique de la ligne mélodique, visant à accroître en même temps que son charme, son indépendance par rapport au tissu harmonique.
La mélodie ainsi déformée (normalement le cantus) s'insère dans un contexte polyphonique où, en effet, chacune des parties (cantus, ténor et contre-ténor) suit une grammaire spécifique, plus ou moins individuelle et exclusive : au ténor, linéaire et scolastique, s'opposent un contre-ténor, contrepartie virtuose et fragmentaire, parfois canonique ou mathématique, et le cantus, justement déformé et sinueux. Ainsi est atteinte une équidistance tripartite caractéristique, une autonomie entre les parties qui est intrinsèque et co-essentielle à l'idée de subtilitas".
Partition de la Harpe de mélodie
de Jacob Senleches (fin XIVème)
L'espace d’une trêve de trente-cinq ans (1380-1415), les Valois attirent à Paris des artistes de toutes disciplines. Les échanges sont intenses avec les cours des deux Papes rivaux (Avignon et le nord de l’Italie), avec la cour de Gaston Phébus en Béarn et même avec Chypre où la dynastie angevine des Lusignan favorise la diffusion de l’esthétique française.
Pour illustrer cet extraordinaire et si singulier mouvement musical, j'ai choisi trois pièces correspondant à trois lieux différents de floraison de cet art si particulier que l'on pourrait qualifier de crépusculaire car il ne donnera pas lieu à une évolution ultérieure, certainement à cause de sa trop grande complexité.
Fumeux fume
(Codex Chantilly)
Cette composition de Solage (fin XIV ème) est un rondeau extrêmement étrange aux tessitures graves faisant référence à un groupe spécifique, "la société des fumeurs", groupe d'intellectuels rhétoriciens parisiens actifs à la fin du XIVème siècle dirigés par le grand poète Eustache Deschamps.
Le tabac n'ayant pas encore atteint l'Europe, la fumée semble être une référence symbolique et ironique aux spéculations intellectuelles du groupe parisien :
Fumeux fume par fumee,
Fumeuse speculacion.
Qu’antre fummet sa pensee,
Fumeux fume par fumee.
Quar fumer molt li agree’
Tant qu’il ait son entencion’.
Fumeux fume par fumee,
Fumeuse speculacion.
Sumite Karissimi
(Manuscrit de Modène)
Cette ballade de Magister Zacharias (1355-1420) témoigne de la vie musicale du nord de l'Italie fortement influencée par ce qui se passe à Paris, Foix (Cour de Gaston Phébus) ou Avignon.
Cette pièce fut, au début du vingtième siècle, considérée comme tellement complexe que l'on doutait de la possibilité de son interprétation.
Credo
(Manuscrit Chypriote
bibliothèque de Turin)
Cette pièce anonyme a été compilée au début du XVème siècle à la cour de Janus 1er de Lusignan, roi de Chypre. Bien que loin de Paris, l'esthétique française s'exprime aussi dans cette île aux portes de l'empire musulman, les Lusigan étant originaires du Poitou.
Le credo à quatre voix entendu ici est un extraordinaire exemple du style pointilliste chypriote relié à l'esthétique de l'Ars Subtilior par l'indépendance polyphonique de chacune des parties, la concordance d'accents aux quatre voix faisant figure d'exception.
Houlà ! le septième épisode datait de mars 2008 !
Pour les ceuzes qu'avaient point lu le début, voici les autres épisodes :