Un long nez surmonté de deux petits yeux rapprochés et un béret crasseux vissé par là-dessus, le gars Camus ne payait pas de mine. Dans son village, c'était le simple d'esprit qu'on tolérait à cause du Père. Le Père, on le respectait grâce à ses dons de rebouteux ; il était effectivement très doué et on venait de loin pour le voir. Il avait appris ce métier dans un camp de prisonniers en Allemagne puis, à son retour, il avait repris sa petite ferme sur les hauteurs à quelques kilomètres d'Alençon tout en remettant les épaules ou les hanches dans le bon sens. J'avais moi-même eu affaire à lui pour un sévère torticolis qu'il avait effacé en deux passages du pouce. Vraiment, on le respectait pour cela... et on le craignait aussi car il se disait qu'il était un peu sorcier, qu'il possédait le Petit et le Grand Albert et que sa femme, qui était légèrement folle, tournait chaque soir une grosse pierre sur le haut de son armoire pour conjurer le sort.
Je le connaissais depuis mon enfance, le gars Camus ; il venait régulièrement chez Pépère et Mémé boire un café et en profitait pour pérorer des heures sur de supposés complots organisés par les "Gars d'la CGT" qui, c'est sûr, allaient faire parler d'eux un d'ces jours. Bizarrement, ces gars étaient présentés comme des héros positifs ou comme d'horribles malfaisants selon l'humeur de l'incurable bavard qu'était l’interlocuteur de mes grands-parents. De toute façon, ceux-ci ne l'écoutaient pas, Pépère parfois même s'endormait assis. Mémé lâchait alors l'horrible tricot au crochet qu'elle confectionnait pour lancer : "Ben Raymond, tu dors ?", ce qui le réveillait en sursaut mais ne perturbait nullement le débit du gars Camus perdu dans le flot délirant de son discours décousu.
Le gars Camus était inoffensif, toujours prêt à rendre service à mes grands-parents, de plus, il leur apportait souvent une salade, des radis ou des carottes selon la saison en paiement de leur supposée attention à ses interminables clabaudages qui finissaient invariablement par emplir sa bouche de fils de bave, ce qui me faisait penser à l'agonie du poisson fraîchement pêché terminant lamentablement sa vie sur l'herbe de la berge. Le gars Camus n'était ni sensé ni beau ni ragoutant mais c'était un gentil. Il était content de voir du monde, de visiter ses "petits vieux" comme il disait.
Au bout d'un long moment, il finissait (tout d'même) par repartir non sans réinsérer de vieux journaux dans son paletot (Y'a rien d'mieux pour le froid") et d'enfourcher sa Mobylette en direction de la colline d'Héloup à deux pas d'Alençon.
Tout allait bien tant que le Père était encore vivant. On a beau être un célèbre rebouteux et un sorcier putatif, on n'en est pas moins mortel. En quelques années, la Mère puis le Père furent emportés et le gars Camus se retrouva seul dans la ferme familiale. Il n'avait jamais vraiment travaillé mais la faiblesse de ses revenus était compensée par ses tout petits besoins. Il avait un toit, ça lui suffisait même si l'ancienne ferme devenait progressivement un sacré foutoir.
Le gars Camus continuait de sillonner la région sur sa mobylette, étant plus ou moins bien reçu ici ou là en fonction de la tolérance ou de l'éducation des gens visités. Cela dit, la mort du Père avait certainement ouvert une brèche dans l'esprit du fils qui, progressivement, se crut héritier des pouvoirs de son géniteur. C'est là que ses ennuis commencèrent. Dans tout le pays, il se vantait d'être capable de soigner par influence ou même de conjurer les sorts. De conjurer à jeter, il n'y a qu'un pas qu'il n'hésitait pas à franchir s'il se faisait rabrouer.
A Héloup, chacun savait qu'il était "simple" et on se préoccupait peu de lui, cependant, il lui arrivait bien quelques avanies comme lorsque, mécontent d'être expulsé d'un champ par un paysan, il lui balança du sel à la figure en lui disant :"Ton champ eh ben y f'ra qu'des orties, j'peux t'le dire !" En quelques passes, il jeta son sort et courut bien vite de peur d'avoir la fourche aux fesses. Le paysan n'était pas né de la dernière pluie et, la nuit suivante, il fit discrètement le guet dans sa parcelle prétendûment maudite. Bien lui en a pris, aux alentours de minuit, il vit le gars Camus arriver avec une grande pouche emplie de graines d'orties qu'il avait cueillies dans la soirée. Les semailles furent rapides et le gars Camus détala bien vite au premier coup de fusil chargé de gros sel.
On aurait pu en rester là mais la suite fut plus tragique. Dans les années soixante-dix, il y avait encore de nombreuses petites exploitations qui vivotaient et qui pouvaient sombrer au moindre problème. Les paysans qui les tenaient n'était pas encore les techniciens de maintenant et la mentalité de certains n'avait pas évolué depuis le XIXème siècle.
Les frères Hérisson, âgés d'une vingtaine d'années, n'avaient plus que leur mère pour les aider à tenir leur ferme. Et leur ferme, elle allait mal, les bêtes crevaient sans qu'on en devine la cause. Il s'agissait certainement de problèmes d'hygiène et peut-être aussi de malchance mais la mère ayant bourré le crâne de ses fils d'histoires de "j'teux de sorts", ils préféraient croire qu'on les avait envoûtés. Comme ils avaient déjà eu des différends avec le gars Camus pour des broutilles, le sorcier était tout trouvé. Par contre, dénicher quelqu'un pour conjurer le sort était une autre paire de manches...
Il faut dire qu'un sort, c'est dangereux pour celui qui le lance et pour celui qui le renvoie. C'est comme s'il était attaché à un gros élastique : si tu le lances et qu'on te le renvoie, tu le prends dans la figure et si tu le renvoies et que tu rates ton coup, le sort il te saute amont le dos. Pas facile.
La famille Hérisson en était à ce type de réflexions alors qu'elle regardait "Les cinq dernières minutes" avec le commissaire Cabrol et l'inspecteur Ménardeau ce soir du 28 février 1976. L'épisode intitulé "Le collier d'épingles" déroulait une intrigue policière autour d'une sombre histoire d'envoûtement dans une région dite "reculée"... Cette histoire pépère pleine de poncifs sur un monde paysan déjà disparu était bien anodine mais les fils Hérisson, à bout qu'ils étaient, la prirent au premier degré et, encouragés par la mère, prirent un fusil et se dirigèrent vers Héloup en pleine nuit.
Le gars Camus ne fermait jamais sa porte et c'est silencieusement que les frangins pénétrèrent dans sa maison, crevant de trouille à l'idée que le sorcier se réveille et leur jette un ultime et mortel sort. Une décharge de chevrotine en plein visage mit fin à l'existence du pauvre gars, il avait cinquante ans. Un innocent tué par deux simplets. Trois vies gâchées.
Les deux frères furent vite confondus et avouèrent leur crime. Ils furent lourdement condamnés. On laissa leur mère tranquille bien que celle-ci maintint à l'audience que ses garçons avaient fait ce qui devait être fait.
La presse nationale fit de cette affaire une croustillante histoire de sorcellerie au pays des cul-terreux, nous faisant tous passer, nous Ornais, pour des sauvages incultes et superstitieux. Les journaux parisiens adorèrent, ils en rajoutèrent en faisant du gars Camus un inquiétant sorcier régnant maléfiquement sur une population d'ignares. C'est en rabaissant les autres que certains aiment se voir grands. Le gars Camus ne méritait pas ça, notre région ne méritait pas ça, même les frères Hérisson ne méritaient pas ça.
Le bruit finit par s'estomper et quarante ans après, il n'y a plus grand monde à se rappeler l'affaire, à peine quelques mentions dans deux ou trois ouvrages sur la sorcellerie. Et mon souvenir d'un gars pas bien malin mais inoffensif qui apportait des légumes à mes grands-parents et s'enfonçait quelques heures plus tard dans la nuit au guidon de sa Mobylette.
Extrait de Télé 7 jours pour le programme du 28 février 1976