A l'époque, l'économat de la caserne fournissait une fois par mois diverses denrées aux familles qui le désiraient à des tarifs convenables. Je me souviens surtout des tablettes de cet épais chocolat noir qui me valut quelques crises de foie. Il n'était pas spécialement bon mais je ne pouvais pas m'empêcher d'en voler dans le placard de la cuisine et je le dévorais, il n'y a pas d'autre mot, jusqu'à ce que je me mette à vomir. A l'époque, on disait plutôt "rendre" comme si l'on restituait à la communauté ce que l'on ne pouvait pas digérer. En fait, l'unique bénéficiaire était surtout la cuvette des toilettes quand la restitution n'était pas trop précipitée...
Les fournitures et victuailles étaient toujours emballées dans un gros carton que mes parents me donnaient une fois vidé. Pendant quelques jours, ce carton devenait mon terrain de jeu car je m'y installais pendant des heures, pour jouer et même regarder la télé. C'était mon château, ma caserne, ma chambre et peut-être même un utérus de substitution. Les parois de cette maison finissaient par craquer à un moment et je reprenais une vie normale hors de ma boîte jusqu'au mois suivant.
En dehors du contenant et du chocolat qui faisait vomir, je me souviens surtout des cahiers et fournitures qui accompagnaient la nourriture. J’étais le petit de la famille et j'avais ainsi droit à des crayons et un cahier sur lequel je dessinais régulièrement, ce qui peut paraître étrange vu qu'étant né avec deux mains gauches ou plutôt avec quatre pieds, j'étais d'une maladresse étonnante, maladresse qui culminait dans mes exploits graphiques que ce soit au niveau de l'écriture ou du dessin. Je dessinais moche mais je dessinais beaucoup, je remplissais des cahiers de dessins maladroits, dépourvus de perspective et toujours sur le même thème, ce qui ne laissait pas d'inquiéter mes parents qui se demandaient si ce ne serait pas une bonne idée d'en parler au médecin ou à un psychologue. "Mais pourquoi dessine-t-il toujours des trucs pareils ?"
Papa était plutôt strict mais extrêmement sensible, peut-être est-ce pour cela qu'il ne parlait pas trop de ses souvenirs professionnels dont je raffolais cependant. J'avais surtout droit aux histoires rigolotes comme celle de la mine anti-char qui avait envoyé mon père et le chien qui l'accompagnait cul par-dessus tête dans une mare qui avait bien amorti la chute. Heureusement, Papa avait des amis hauts en couleurs dont certains étaient très marrants.
C'était le cas de Chtrak. On l'appelait comme cela car il ponctuait tous ses discours par une série d'onomatopées. Je me souviens surtout d'un jour où, entre autres, il se lança dans le récit épique de l'assaut final contre un groupe de Viêt Minh que son unité avait réussi à coincer dans une grotte.
"T'aurais vu le feu d'artifice, on s'est mis sur une butte et on a tiré au canon de 75 sans recul, c'était pas fait pour ça mais tchouf tchouf tchouf ! Vzzzz bomp ! C'est bien simple, les Viêts, on n'en a pas trouvé les morceaux, c'était que d'la bouillie !"Et hop, un coup de pastis. "Tu te rappelles aussi le jour où on a été obligé de reculer ? On était tout un peloton de chars quand ils sont sortis des rizières. Des paysans armés de vieilles pétoires qui nous ont sauté dessus par centaines. Des sauvages qui n'avaient jamais vu de blindés. Les Communistes les avaient persuadés que les chars étaient en carton-pâte et ces cons attaquaient le blindage à la baïonnette, Chtrak ! Des grappes de types sur les tourelles qui essayaient de les ouvrir, on était obligé de se mitrailler les uns les autres pour se dégager rakatakatac ! Des morceaux partout, on a juste eu un lieutenant de blessé mais il a bien fallu se tirer, crac." Encore un coup de pastis. Je raffolais de ces histoires de guerriers, moi qui ne jouais qu'au soldat, au chevalier ou au cowboy avec mes camarades. Chtrak était un peu fou, la cicatrice qu'il avait sur la tempe devait avoir un rapport avec cela, mais peu importe, il avait fait l'Indochine et l'Algérie comme Papa et ils avaient l'air de bien s'amuser là-bas. Surtout en Indochine où ils semblaient se comporter avec une grande liberté comme "Le Légionnaire", ce type inquiétant que Chtrak ne citait qu'en baissant un peu le ton. "Celui-là, il nous foutait la trouille à Hanoï. Il faisait ce qu'il voulait. Tu te rappelles le marchand Chinois ? Le Légionnaire l'avait pris en grippe, il disait que c'était un espion communiste." Chtrak me regarda du coin de l’œil, se demandant s'il allait continuer. Maman s'agita un peu... "Une nuit, il l'a choppé et lui a fait son affaire sans rien dire à personne. En tout cas, le lendemain, sa femme a retrouvé la tête de son mari sur son paillasson." "Bon on va faire manger les enfants, hein !" J'aurais volontiers écouté d'autres histoires comme celle-ci mais je ne protestai pas, Papa était capitaine et ça s'entendait. J'avais dix ans et j'allais bientôt entrer au collège mais je dessinais encore beaucoup sur les cahiers d'écolier que mon père me donnait chaque mois. Toujours les mêmes scènes de guerre au crayon à papier rehaussées de couleur pour les flammes et le sang. Des bombardements, des batailles au fusil ou avec des blindés, des morts entiers ou en morceaux bien tartinés au crayon rouge. "Mais pourquoi dessine-t-il toujours des trucs pareils ?" se demandaient mes parents. Finalement, j'ai quand même échappé au psychologue.