Gustav Leonhardt 1928-2012
Le hasard avait fait ce samedi, qu'étant chez mes beaux-parents, j'avais ouvert comme à l'accoutumée le journal Ouest France et j'y avais lu l'annonce d'un concert de Gustav Leonhardt à Argentan.
Deux lignes pour annoncer cet événement ! Pour un amateur de musique baroque, la chose était aussi colossale que saugrenue. Pensez-donc, Gustav Leonhardt, le père du renouveau baroque qui, dès 1955, va révolutionner l'interprétation des musiques du XVIIème et du XVIIIème, le maître d'une ribambelle d’interprètes talentueux qui déclencheront une lame de fond artistique dont les échos n'en finissent pas de nourrir la sensibilité des nouvelles générations de musiciens, le premier à avoir enregistré la colossale intégrale des cantates de Bach avec la collaboration de Nikolaus Harnoncourt... Enfin quoi, Gustav Leonhardt !
C'est comme si on annonçait qu'Usain Bolt venait courir les Foulées de la Grotte à Jules à Vignats dans le Calvados !
Amoureux du clavecin depuis mon enfance (certainement grâce à ma mère qui me faisait écouter Enrico Macias et Charles Aznavour sur son Teppaz), je ne pouvais rater ce concert et le lendemain après-midi, par un froid polaire, je me retrouvai dans l'immense édifice en compagnie d'une petite centaine de personnes déjà frigorifiées malgré l'avis "Eglise chauffée" indiqué par l'affichette punaisée sur la porte d'entrée.
Un clavecin sur une estrade, les spectateurs en attente autour, nous devions avoir l'air de naufragés s’accrochant à un radeau, perdus que nous étions au beau milieu de cet océan gothique. Peu timide de nature, j'engageai rapidement la conversation avec l'organisatrice du concert, vive bourgeoise souriante et enthousiaste qui me semblait ravie de converser avec quelqu'un qui paraissait distinguer un clavecin d'un piano ou d'un orgue. La discussion se prolongea avec l'arrivée de Jacques Braux, facteur de clavecins installé à La Mesnière près de Mortagne, qui voulut bien me donner des précisions à propos de l’instrument sur lequel allait jouer Gustav Leonhardt.
Le concert, largement consacré à des pièces françaises (Couperin, Royer, Duphly entre autres) débuta une fois le bruyant chauffage coupé et plus la température descendait, plus le clavecin montait. Non pas l'instrument lui-même mais sa sonorité qui allait vers l'aigu au fur et à mesure que les cordes se contractaient sous l'action du froid, ce qui obligea le musicien à accorder l'instrument à l'entracte.
De conviction et d'apparence calviniste, Gustav Leonhardt en avait vu d'autres et, ma foi, il semblait parfaitement en adéquation avec l'austère grandeur du lieu ; quant à moi, si je ne dansais pas sur ma chaise comme lors d'un concert de Jordi Savall, je me sentais l'âme d'un volcan antarctique : glacé à l'extérieur et bouillant à l'intérieur, secoué que j'étais par la démonstration de rigueur et de beauté administrée par cet homme que le titre de maître, trop galvaudé, diminuerait.
A la fin du concert, la charmante bourgeoise avec laquelle j'avais déjà conversé vint me trouver pour me proposer de rester un moment pour partager le verre de l'amitié avec les membres de son association culturelle et Gustav Leonhardt.
"Vous allez voir, c'est quelqu'un de très simple, il parle parfaitement le français et vous pourrez échanger avec lui..."
Que dirait un amateur inconditionnel des Beatles si on lui proposait de serrer la main de Paul McCartney ?
Je fus aussitôt pris de vertige et il me remonta une sensation que j'avais pourtant refoulée depuis mon adolescence. J'étais pris d'un soudain accès de timidité. La montagne me sembla trop haute et moi trop petit. Je bafouillai poliment deux ou trois mots de remerciement et m'enfuis promptement de l'église, me traitant intérieurement de crétin et de lâche.
Près de quinze années plus tard, Gustav Leonhardt nous a définitivement quittés et je n'aurai plus jamais l'occasion de lui serrer la main.
Louis Couperin : deux sarabandes