Carrouges, 4 octobre 2016
Cécile a encore prévu trop de nourriture. Il faut dire qu'elle a passé sa vie à faire cuire des gamellées pour une famille de cinq enfants et quelques cousins sans compter les petits en nourrice...
Nous ne traînons pas, la mise en bière est pour quatorze heures et Cécile n'a jamais été en retard en quatre-vingt-neuf années d'existence. Elle est plutôt du genre à être en avance, du genre à arriver à midi quand elle est invitée à la demie, "J'vais t'aider à mettre la table, il y a de la vaisselle à faire ?"; je n'oublie pas de plaisanter avec elle avec mon mauvais goût assumé quand elle exprime son indifférence face à sa propre disparition, "Pressez-vous Cécile ! Que voulez-vous que je fasse de l'héritage quand j'aurai passé les quatre-vingts ?". Je ne peux plus la choquer, elle me connaît depuis bientôt quarante-trois ans.
Ils étaient six, tous nés dans une petite ferme juchée tout en haut d'une colline à près de quatre cents mètres d'altitude, la montagne pour un Normand, tous nés de Marie et Julien venus du XIXème siècle, tous nés après le Chemin des Dames et Verdun dont le père avait arpenté la boue et le sang. Ils ne sont plus que trois, Denise s'en est allée.
La colline de Carrouges domine la plaine, la vue est vraiment fabuleuse. Je prends un cliché avec mon téléphone. On devine à droite les lisières d'Ecouves qui ont vu naître et prospérer le Clan. Je pense à ces fins d'été lors desquelles on se retrouvait à plus de quatre-vingts dans la cour de la ferme pour le repas de famille. Ça grouillait, il y avait des enfants partout, du bruit, du pinard et du cidre, du soleil et de la charcuterie, une nature sauvage et des myrtilles à perte de vue. Et des toilettes dans le jardin.
J'ai vu six générations se succéder à partir des grands-parents. Eux, ils ont plié bagage il y a une trentaine d'années. Ceux qu'on appelle les parents entament leur neuvième décennie et nous, les petits-enfants, sommes grand-parents à notre tour et même arrière-grands-parents pour les plus âgés. Ça donne le vertige !
Je reviens vers la maison de retraite, il est temps. La salle mortuaire est trop petite, mon épouse et sa mère entrent et je reste à l'extérieur mais j'entends quand même l'hommage de Jannick. Avec ses mots simples, la plus jeune des cinq enfants de Denise égrène les anecdotes, des petits bouts de souvenirs, de minuscules instants de vie si lointains mais encore palpitants de l'affection réciproque que se portaient Denise et ses enfants. La vie avait été très dure pour eux, alors ils s'étaient serrés les uns contre les autres pour se tenir chaud.
St-Martin-l'Aiguillon, nous nous garons sur la place de l'église. Elle est pleine cette église, je me retrouve avec ma femme et ma belle-mère au deuxième rang. La famille proche est dans les stalles mais Cécile qui enterre pourtant sa sœur, préfère cet endroit discret. Elle ne se fait pas d'illusions sur la vie ni sur la mort, la religion lui importe peu et elle n'aime pas faire de cérémonies. Elle est pragmatique. Elle sait qui seront les prochains sur la liste et elle l'accepte volontiers.
Comme d'habitude, il fait froid dans l'église. Le prêtre n'est pas en très bon état mais il fait correctement son travail. Il tire un peu la couverture de son côté, faisant passer la tante Denise pour une paroissienne assidue. Point trop n'en faut mais, après tout, c'est son métier.
L'office dure une heure : debout, assis, debout, assis... puis vient le temps de la bénédiction du cercueil. Comme à chaque fois, nous sommes plusieurs à penser à l'enterrement de la Grand-Mère au début des années quatre-vingts : dans le silence de l'église de la Lande-de-Goult, le goupillon passait de main en main suivi du son cristallin de la monnaie tombant dans le panier de quête ; soudain, le "cling" attendu se transforma en un gros "plouf", une petite fille (maintenant grand-mère) avait confondu vase d'eau bénite et récipient à monnaie. La crise de rire avait eu lieu à la sortie de l'église à l'abri des regards.
Pas de gaffe cette fois-ci, certains font le signe de croix, d'autres s'inclinent, quelques-uns touchent affectueusement le cercueil. En tant que famille, nous devons sortir après celui-ci. Je constate de nombreux yeux rougis parmi les petits-enfants de la défunte. La mort n'a pas encore de sens pour eux et ils expriment ainsi leur désarroi. Ma génération sait déjà l'ordre naturel des choses, quant à Cécile, elle n'exprime que sa dignité et sa sobriété. Un enterrement dans le Clan se doit d'être simple et digne. C'est réussi.
Qu'il fait froid dans ce petit cimetière malgré ce beau ciel bleu. Denise rejoint son mari parti il y a bien longtemps. Quelques roses dans la fosse... Nous cheminons enfin vers le village situé à trois ou quatre cents mètres. Une collation nous attend dans la salle communale. Voyant la foule, Cécile a le bon mot : "Denise, elle n'est pas partie toute seule..."
Les visages s'ouvrent, ils sont contents de se revoir, surtout ceux de ma génération, les nostalgiques des banquets de la fin août. Bientôt des sourires et même quelques rires timides. Mon épouse est en grande discussion avec ses cousins. Elle a remonté quatre siècles de l'histoire de cette branche familiale, les cousins sont très attentifs ; je passe en plaisantant :
"Y'a pas d'quoi être fiers, vous descendez tous d'un repris de justice, les regards convergent vers moi, ben oui, le Grand-Père, il est passé en jugement au tribunal d'Alençon !
- Et qu'est-ce qu'il a fait ?
- Il a été pris avec un sanglier de contrebande, Josette a retrouvé cette mention sur son livret militaire en cherchant dans les archives de l'Orne."
Les yeux des cousins pétillent d'humour mais aussi de fierté. C'est vrai, ils descendent d'un braconnier légendaire.
Comme à l'accoutumée, je fais un sort aux gâteaux au chocolat. Je passe entre les groupes qui discutent, contents de partager pour un temps un peu de cette ancienne chaleur clanique. Ils sont issus d'une fratrie de six qui est restée soudée jusqu'au bout, pas de jalousies, pas de chicanes, juste quelques frottements, ce qui donne parfois des histoires cocasses.
"... quand il a su que sa fille était enceinte à à peine vingt ans, il a dit :"J'aurais préféré perdre une vache plutôt que d'voir ça !
- Ben oui mais quarante ans après, ils sont toujours ensemble, non ?
- Ben oui, c'est vrai."
Une multitude de destins, de joies et de drames qui ressortent à l'occasion de cette rencontre, une infinité de situations et de points de vue mais un ciment commun : cette tolérance faite de simplicité et de modestie, un respect d'autrui que j'ai rarement vu autre part.
Tous n'ont pas eu une vie rêvée, loin s'en faut, mais aujourd'hui, ils ont accompagné Denise dans sa dernière demeure et chez Denise, il y a toujours quelque chose de chaud qui mijote, quelque chose que chacun ramène chez soi comme un trésor.