« Osmose inverse ! Ça m’est revenu subitement. Tu sais, on connaît des choses mais on ne se souvient pas de tout. Et puis, de temps en temps, il nous revient des trucs qu’on devait savoir avant… »
Avant quoi, c’est le problème. Bertrand me regarde avec ses yeux de poisson. Il a vraiment l’air ahuri comme cela mais je le connais bien, il réfléchit intensément.
« Tu vois Zatopek, l’osmose inverse, c’est un moyen de dessaler l’eau de mer. On fait passer la flotte à travers une membrane semi-perméable qui retient le sel. Ça paraît facile mais, en fait, l’eau doit être chauffée et il faut exercer une pression telle que la dépense d’énergie est la plupart du temps rédhibitoire. En tout cas inapplicable avec les moyens dont je dispose ici.
- Ben oui, on peut dire qu’au niveau technologie, c’est succinct ici…
- Tu l’as dit et pourtant, j’ai trouvé la solution pendant une partie de jambes en l’air avec Aline.
- Ah tiens, ça a repris.
- Plutôt deux fois qu’une, mais là n’est pas la question. Je t’épargne les détails ; elle avait enlevé son short mais gardé sa tunique et on se roulait dans les vagues. Avec sa tunique, tu vois ?
- Quel humour !
- A un moment, elle était au-dessus de moi et sa fringue s’égouttait. Comme je haletais comme un vieux clébard, je me suis vite aperçu d’un truc qu’un tricoteur de panards comme toi aurait laissé filer : la flotte qui gouttait sur moi n’était pas salée. »
Ces tuniques étaient une énigme pour ceux qui avaient encore la chance de se poser des questions. Elles évacuaient la transpiration, avaient certainement des vertus antiseptiques, vu que je n’avais pas encore entendu parler d’infections, et avaient d’évidentes vertus thermorégulatrices. Bertrand, qui étudiait tout, avait essayé d’en démonter une mais n’avait trouvé aucune couture ; le tissu était moulé et de surcroît indestructible. Mais le plus étonnant, c’est que si on abandonnait une de ces tuniques sur la plage, elle disparaissait en quelques heures et réapparaissait dans notre chambre le lendemain matin ; ou plutôt sa jumelle. J’ai toujours soupçonné le fait que, chaque jour, la tunique était neuve car jamais usée ou sale.
« Mais t’as raison Zatopek, c’est jamais la même vu que j’en ai mis plusieurs de côté. C’était pas facile mais j’ai réussi à démonter des lattes du sol de mon bungalow. C’est pas du bois, tu sais. Eh bien, en dessous, c’est du sable. J’ai creusé et j’y ai fourré mes tuniques.
- Pour sûr, une friperie ici, ça va être utile !
- Mais idiot-bête, c’est pour mon grand dessein ! Ces tuniques ont des propriétés incroyables, elles dessalent l’eau sans chauffer et sans pression, de l’osmose inverse à froid ! Je vais continuer à creuser sous mon bungalow et y faire une réserve d’eau pure. Pas cette saloperie qu’on nous sert et qui nous fait ronfler moins d’une heure après le coucher du soleil. C’est pas pour moi que je fais ça, c’est pour toi et ta copine. Je vais bien trouver un moyen de stocker de la flotte en assez grande quantité pour que vous puissiez vous tirer d’ici. A propos, les galopades, ça marche avec Violette ? »
Bertrand a l’œil égrillard. Je ne relève pas mais je ne démens pas. Je préfère qu’il croie que moi et Violette… C’est plus simple et j’ai moins l’air d’un con.
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Bleu lagon. C’est à ça que j’ai pensé quand elle est venue me trouver. Violette avait des yeux bleu lagon et je connaissais bien son regard pour l’avoir croisé pour la première fois lors de son arrivée.
Elle m’avait abordé il y a quelques semaines alors qu’elle n’avait plus sa coupe ni son air abruti de primo. Elle ressemblait encore à un garçon mais il y avait en elle une féminité blessée qui ne laissait planer aucun doute sur son sexe. Comme lors de cette première nuit, lors de sa « naissance », elle était… émouvante.
« Vous…, tu euh… étais là, c’est tout ce qu’elle bafouilla au début, je me souviens.
- Ben oui, je… c’est surtout mon copain Bertrand qui a eu l’idée mais… ben, je vais courir maintenant.
- C’est pour ça que je viens te voir, je veux que tu m’apprennes à courir. J’ai observé les autres, ils oublient, ils renoncent mais toi tu cours, tu vas loin…
-Tu parles, oui, je vais loin mais nulle part. Et puis il y a aussi Bertrand et lui, il n’a pas besoin de courir, c’est son cerveau qui galope.
- Apprends-moi… »
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C’est comme ça que je me suis retrouvé entraîneur d’un bout de femme qui n’avait pas spécialement un physique à courir mais une détermination sans faille. Je l’avais maintes fois éprouvé lors de nos premiers entraînements.
Gêné d’avoir quelqu’un à m’occuper, j’avais commencé par des séances particulièrement dures pour une débutante. Je me souviens d’une matinée qui avait démarré par une longue séance d’endurance sur le sable suivie par deux pyramides, ces séries où chaque fractionné est plus long que le précédent avant de redescendre la difficulté en sens inverse mais à des vitesses de plus en plus rapides.
A la fin de la première pyramide, Violette avait le regard qui luisait. Ses poumons sifflaient. J’avais raccourci intentionnellement le temps de récupération et démarré la seconde pyramide en hurlant mes instructions, faisant se déverser des flots d’adrénaline dans le sang de ma partenaire. Courant juste derrière Violette, scandant chaque tranche de dix secondes, percevant son souffle proche de la rupture, je sentis de minuscules gouttes frapper mon visage. Des larmes. Ses yeux bleu lagon brillaient de souffrance.
Violette perçut ma honte et mon envie de m’excuser. Elle attendit la fin de la séance.
« C’est dur, fit-elle le visage crispé, mais tu n'imagines pas ce que ça m’apporte. J’existe. Tu te rends compte, j’ai l’impression d’exister. »
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Un couloir sans fin et des jambes en coton. J’étouffe d’angoisse quand je perçois ces ombres blanches qui tournent autour de moi. J’essaie d’accélérer mais je m’enfonce dans le sol…
Encore pire qu’à l’accoutumée ! Rien ne peut me mettre autant mal à l’aise que cette impression de ne plus pouvoir courir. Heureusement que j’émerge rapidement. En deux ou trois minutes, je retrouve mes esprits. Encore un jour ensoleillé. Comme d’habitude.
Bertrand est attablé au kiosque avec Violette. Un natif petit et rondouillard (ils sont tous comme cela aujourd’hui) est en train de les servir. Je m’assieds à leur table et commande mon petit déjeuner. Le natif me répond sur un ton neutre en employant cet étonnant idiome que tous comprennent mais qu’aucun résident ne peut articuler.
Bertrand est en train de narrer ses exploits sexuels à une Violette qui a appris à le connaître.
« Tiens, voilà le Zatopek ! Je cause d’entraînement à la gamine (rire gras) ! Alors, vous êtes au point ? Je veux dire, la Violette, elle peut aller loin ?
- Pas assez pour le moment mais elle me surprend. Cela dit, même si elle arrivait à mon niveau, sans eau on n’irait pas bien loin.
- De la flotte, j’en produis maintenant chaque jour, et de la pas droguée mon gars. Ça fait trois jours que je me prive de bière, que je ne bois plus la flotte des natifs et je me mets à faire des insomnies. On est sur la bonne voie, camarade. Quant à te bricoler un contenant, j’ai ma petite idée. Je suis retourné sur la plage cette nuit et j’ai revu un tube qui amène les primos. J’ai pu en déchirer un bout sans me faire voir et je l’ai testé. Il est imperméable. Imagine la distance que toi et Violette bien entraînée pouvez faire avec des litres de bonne flotte sans vous faire ramasser.
- Plus de deux cents bornes en quelques jours avec disons, dix litres chacun si on reste à un rythme modéré.
- Et alors, ce trou du cul du monde qui nous sert de Communauté, il est pas si loin de tout à ce point là !
- Ça…
- Et toi, Bertrand, intervient Violette.
- T’as vu comme je suis gros, gamine… et qui s’occupera d’Aline ? Ne vous en faites pas pour moi… et puis une fois « dehors » vous trouverez peut-être un moyen de me faire sortir ? Bon, de toute façon, j’ai pas encore résolu tous les problèmes techniques. Allez galoper, les bipèdes et laissez tonton Bertrand réfléchir. » Il nous tourne le dos ostensiblement.
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En fin de matinée, mon compteur interne m’indique que nous avons couru une vingtaine de kilomètres sur le sable en moins de deux heures. Violette est vraiment surprenante.
« Tu sais, Zatopek (elle aussi m’appelle ainsi), Bertrand, quand on l’a quitté. Je crois qu’il pleurait...