Les années se suivent et ne se ressemblent pas ; cette année, le CM2 est composé de seize garçons et seulement six filles. De plus, contrairement à l'année précédente, les gars sont plutôt du genre balèze. Même si aucune fille ne présente de difficulté particulière, hors de question pour elles de dominer outrageusement la classe comme celles de la promo précédente. Les gars étant particulièrement gentils, tout se passe bien mais je veille cependant à ce que mes filles ne souffrent pas de leur situation ultra minoritaire.
Conscient du rôle de reproduction sociale de l'école, j'ai toujours été attentif à la préservation de l'équilibre entre les sexes, mettant souvent le doigt là où ça fait mal dans ce pays des droits de l'homme qui a trop souvent oublié ceux de la femme.
Cela peut prendre la forme de phrases à analyser en grammaire ...
Encadre les compléments circonstanciels et indique leur nature :
En France, les femmes ont le droit de vote depuis 1944.
Les femmes turques ont eu le droit de vote dix ans avant les françaises.
... ou de phrases amusantes à compléter en orthographe.
Ecris as, a ou à :
Mamie … désintégré les monstres avec son parapluie … rayon laser.
L'histoire reste la matière privilégiée pour aborder la condition féminine, ce qui me permet de citer le rôle des femmes durant la Révolution ou lors de la Commune de Paris.
Considérant que le macho est une insulte à la gent masculine, il y en a un que je ne rate pas, c'est le Napoléon qui, non content de rétablir l'esclavage dans les colonies, prive les citoyennes du peu de droits qu'elles avaient obtenu pendant la Révolution :
(extrait de mon cours)
Napoléon définit la place de la citoyenne dans la société à l’article 1124 du code civil : "Les personnes privées de droits juridiques sont les mineurs, les femmes mariées, les criminels et les débiles mentaux."
Voilà une bonne matière à débat ...
Si, en sport, le rééquilibrage est plus délicat (les garçons courent effectivement plus vite que les filles), les sciences sont parfois sujettes à d'intéressantes découvertes :
S... découvrant les gènes XX des filles et XY des garçons :
"Ah oui, X, c'est les filles donc finalement, il y a de la fille dans le garçon ..."
Satisfait de mes efforts en faveur de l'égalité filles/garçons, j'aborde les derniers mois de ma carrière, ignorant qu'entre la satisfaction et la suffisance il n'y a pas plus d'espace qu'entre le X et le Y.
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A un trimestre de la retraite, un incident lors d'une leçon de mathématiques m'a interpellé et mis dans l'embarras :
Situation de départ : les enfants étaient amenés à calculer le temps mis par deux concurrents lors d'un semi-marathon. Il s'agissait d'introduire le calcul sur les nombres sexagésimaux. Quelques enfants défilèrent au tableau, proposant des solutions dont certaines étaient parfois très intéressantes comme celle de N ... qui me calcula ainsi 2h04 - 15 min :
"De 5 pour aller à 14, 9 et je retiens 1 _ 1+1=2, pour aller à 60 = 4, je retiens 1 _ 1 pour aller à 2 = 1. 1h 49 min."
Bizarre mais imparable !
Après présentation d'autres types de solutions, je proposai les techniques habituelles d'addition et de soustraction qui consistent à transférer des paquets de 60 pour faciliter le calcul.
Je fis un bilan des résultats et des méthodes utilisées et je m'aperçus que, si les 2/3 des garçons avaient réussi dans leurs recherches, aucune des six filles n'avait abouti malgré leurs très bons résultats en maths jusqu'ici. J'étais bien embêté de les avoir mises dans cette situation.
Ce ne fut qu'après discussion et analyse des brouillons que je découvris le pot aux roses : les filles avaient été victimes de leur rigueur. En effet, respectueuses des règles, elles avaient répugné à écrire les unités de temps dans les opérations (ce qui ne se fait jamais pour les autres unités) ; de plus, adeptes du travail propre et bien léché, elles n'avaient pas osé raturer les chiffres comme on doit le faire dans ce genre de calcul.
Les garçons avaient réussi grâce à leur plus grande facilité à contourner les règles. Mon enseignement précis et rigoureux avait desservi les filles qui m'avaient fait confiance et suivaient à la lettre mes préceptes.
L'incident fut vite oublié mais me donna matière à réflexion sur la façon dont les hommes gravissent les échelons de la réussite sociale.
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Deux jours plus tard, je m'aperçus que mercredi, c'était l'anniversaire de C... .
"Alors, ma grande, qu'as-tu eu pour tes onze ans ?"
La blonde timide sortit un pied de sous sa chaise pour me montrer une superbe Converse rose.
"On m'a offert les mêmes chaussures que vous ..."
J'ai pris cela pour un hommage.
5 commentaires
Commentaire de JLW posté le 28-04-2014 à 22:03:02
Très bel hommage en effet.
Commentaire de philtraverses posté le 01-05-2014 à 11:06:27
bel engagement de ta part en faveur de la cause féminine. Quant à la réussite sociale des filles c'est quant même la maternité qui marque un coup d'arrêt,et le manque d'ambition, due à une image dévalorisée d'elle même que leur renvoie la société, plus que la plus grande capacité des garçons à faire preuve d'imagination pour contourner les règles et filouter ..
Commentaire de philkikou posté le 02-05-2014 à 18:12:02
Quel pied ces billets, même en Converse...
Commentaire de Arclusaz posté le 07-05-2014 à 08:40:43
comme d'hab c'est excellent ! profite bien de ta dernière ligne droite.
Commentaire de Twi posté le 10-11-2022 à 18:37:27
Je prends cette série à rebrousse-poil, l'ayant découverte avec l'épisode 18. Un vrai plaisir, merci Lutin !
J'ai rien compris au calcul du semi-marathon par contre.
Mais j'ai les même Converse, en un peu plus fluo. Hommage rétroactif ...
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